Plein écran (1) - Huit et demi, Federico Fellini
Huit et demi est un film franco-italien réalisé par F. Fellini et sorti en 1963 avec M. Mastroianni, Anouk Aimée, Sandra Milo, Claudia Cardinale.
Un cinéaste dépressif fuit le monde du cinéma et se réfugie dans l’univers de ses souvenirs et de ses fantasmes.
Les réminiscences et le réel
Un voile psychanalytique filtre les aveux d’un cinéaste en mal de cohérence, et donc de création. Guido est un cinéaste qui tente d’achever un film. Il s’en va prendre du repos en cure thermale. Les autres qui l’entourent, ses amis, sa maîtresse, ses collaborateurs le dérangent sans cesse, et le renvoient ou l’acculent à des rêveries. La première scène débute sur un de ces songes : Guido étouffe dans sa voiture et réussit à s’évader par la fente de la vitre, il s’enfuit jusqu’au ciel, planant au dessus d’une plage, son imagination contre tout principe de gravitation l’emporte. La prise de vue nous situe à la fois dans le dos de Guido, mais aussi selon son point de vue propre comme dans sa peau de telle sorte que nous partageons son évasion, son envol, sa traversée vers le ciel dans une ascension éthérée et silencieuse.
Apparaît alors Daumier l’écrivain et critique, qui ordonne à un homme tenant Guido par une corde, comme un cerf-volant, de couper la corde, de le ramener au sol, d’abattre le cinéaste définitivement. La critique est toujours un couperet qui abat le créateur. Mais c’est aussi la rêverie d’un homme qui survole le monde qu’il n’atteint pas. L’homme qui rivalise avec Dieu chute. Perspective agréable et fantasque pourtant bien réelle du sentiment de vertige.
Puis, Guido nous présentera ses parents, un père désolé, une mère navrée et amoureuse, incestueuse qui se meut rapidement en l’image de sa femme Luisa. L’ordre des représentations semblerait réaliser un ordre d’importance des images de sa vie. Ces images sont entre le rêve et le fantasme ; la saveur érotique de l’enfance le renvoie comme à l’origine de ses fantasmes. Ce sont plus exactement les souvenirs essentiels qui constitueront la matrice des fantasmes, des craintes et des tentations, des plaisirs et des nostalgies. Les femmes et sa mère qui lui font prendre son bain et l’entourent d’une serviette, le bordent et l’embrassent, la prostituée qui danse la rumba sur la plage, les hommes d’Eglise qui le surprennent à la regarder, et condamnent son voyeurisme et ses désirs, excitant un peu plus l’intensité du fantasme de l’enfant. Autant de moments d’absence et de rêveries qui sont en réalité le fort de son présent intérieur, et explicitent ce que le présent de sa dépression a d’incompréhensible. Ainsi le film est ponctué de réminiscences silencieuses qui semblent données comme pour sous-titrer un présent incohérent.
La femme et les femmes
Guido, le réalisateur sans réalisation se disperse parmi les femmes. Pourtant, son épouse n’est pas de seconde importance. Fellini nous conduit à penser que l’homme sans amour est sans création, car au fur et à mesure que Guido parvient à se retrouver, jusqu’à pouvoir admettre son échec, il se rapproche de sa femme Luisa. Comme si la reconnaissance ne venait pas de l’œuvre mais plutôt l’inverse, il faut être d’abord reconnu afin d’œuvrer.
Les femmes sont donc omniprésentes, mère, épouse, maîtresse, jeunes, vieilles, prostituées. Lors des scènes où Guido se souvient ou imagine, les femmes ont souvent une place majeure. La scène du bain où enfant il est lavé par plusieurs femmes de sa maison, savonné, rincé, étreint dans les seins maternels de nourrices, nous présente un homme poursuivant le réconfort féminin et le besoin de plaire. Un autre songe survient au moment où accablé par sa femme qui rencontre sa maîtresse, Guido s’évade et rêve d’une maison où résideraient toutes les femmes qu’il a désirées. Toutes à son service pour lui plaire, pour le satisfaire, l’accueillir. Elle sont toutes en spectacle permanent autour de lui car le séducteur est d’abord le séduit. Les plus vieilles doivent résider au premier étage, et les autres encore d’actualité peuvent rester au second. Une hiérarchie des femmes, de leurs fonctions, de leur beauté. Sa femme fait exception à cette règle puisqu’elle n’a aucune parure, ni aucune fonction de divertissement, elle est utile : elle gère la maison, elle est la servante de toutes, asservie aux désirs adultères. Etrange vision humiliante de sa femme ou jugement lucide sur le sort qu’il lui réserve. Pourtant nous le sentons, malgré l’inapparente sensualité ou pouvoir érotique, sa femme Luisa est celle qui autorise l’érotisme même, c’est-à-dire l’imagination. Ainsi, en même temps que l’échec de son film, Guido prend conscience de l’échec de sa relation amoureuse. Luisa, si elle connaît ses infidélités et semble ne même plus s’y interposer, souffre et implose, fin prête à le quitter.
La création et l’amour
La perte de l’amour le renvoie à la critique de sa création. Il accepte alors enfin l’échec, et n’a plus besoin de la reconnaissance confuse et disparate, il n’a plus besoin de plaire, plaire l’acculait à un défi de performance dont il n’est plus capable. Il lui faut non plus se faire reconnaître par les autres mais se reconnaître dans une relation, non plus plaire mais aimer. Guido ne peut plus se reconnaître dans ses désirs car il est ce qui le rend objet de lui-même, étranger à soi et impuissant pour soi. L’épreuve de vérité est la figure de sa femme, principe de réalité pour lui, il la fuit mais devra la rejoindre pour se reconnaître lui-même quelque part. Son film et ses maîtresses sont un miroir où se reflètent mille fantasmes et plaisirs, mais où le réel est dilué dans le rêve, où la volonté se dissout dans les désirs, où la création se perd dans les fantasmes subis et non maîtrisés. La jouissance pour elle-même empêche Guido de créer car il est non plus sujet mais objet de ses fantasmes, alors qu’aimer est un désir individué et approprié par quoi le monde s’approprie et se forme pour lui. Se réconcilier avec sa femme et l’aimer serait retrouver la source des désirs, rejoindre le désir par lequel tous les désirs se manifestent, c’est le désir des désirs. Aimer permettrait de désirer le monde et la vie car c’est aller vers eux depuis un point d’équilibre. Aimer est déjà œuvre de création car c’est mettre en forme l’ordre disparate de ses désirs subis et irréels vers un être voulu et réel. C’est alors créer le monde selon son désir propre et conscient, jouir était l’engloutissement par le monde informe et muet des fantasmes.
La création et l’échec
Huit et demi est donc le film d’un film qui ne parvient pas à se faire, mais peut être surtout de la logique créative elle-même. Guido ne parvient plus à créer. A quel moment l’incohérence ou la dispersion n’est plus créative ni « récréatrice » ? Qu’ont vécu les autres avec lui ? Guido désire créer, et retrouver son inspiration. Pour créer, dit Fellini, il faut pour Guido croire en sa femme. Fellini propose une vision originale et inverse de celle que nous avons du fantasme, le fantasme qui est l’embellissement quasi névrotique d’une situation ou d’un désir dont la réalisation sera forcément la déception et la stérilité, le fantasme est aussi en toute fin le retour au mythe fondateur du réel : l’amour et l’enfance.
Le film qui ne s’achevait pas devient à la dernière scène un cirque où tous les personnages de sa vie et de son film sont sur une passerelle, se tenant par la main. Ce miracle rend à Guido le goût de vivre. Le fictif et le réel se réconcilient, mais l’inessentiel doit rester de l’ordre du fictif, des personnages, tandis que l’essentiel doit effectivement être créé. C’est le sens des derniers propos de Daumier : « mieux vaut détruire si on ne crée pas l’essentiel ». Guido renonce à faire son film parce qu’il aurait été confus, trop autobiographique pour devenir une œuvre. Suicide artistique qui coïncide avec un suicide d’une vie passée, d’une dispersion fatale.
Sophie Galabru
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