Platine, Régine Detambel, par Pierrette Epsztein
Platine, Régine Detambel, Actes Sud, mai 2018, 192 pages, 16,50 €
Platine, le plus cher de tous les métaux, le plus précieux, un métal rare, mystérieux, inaltérable, relativement malléable, très maniable. Quelle force a ce mot solitaire, titre du dernier roman de Régine Detambel qui nous conte l’existence intense et agitée de turbulences de Jean Harlow. Le récit s’attache à nous faire pénétrer dans l’envers d’un décor trop flamboyant pour ne pas cacher les failles, les béances, les fêlures de la femme, littéralement adulée durant les quelques années de sa courte vie. Malgré le triomphe fulgurant et incontestable de la vedette, le lecteur réalise très vite que la rutilance de ce succès est en fin de compte bien dérisoire. Cette chronique dorée ne s’arrête pourtant pas uniquement à l’histoire d’une des plus grandes stars des années 1930. Sa viséeest beaucoup plus ambitieuse et déborde largement ce cas tout à fait singulier pour atteindre un questionnement bien plus universel.
Jean Harlow, de son vrai nom Harlean Carpenter, naît le 3 mars 1911 à Kansas Citydans l’état du Missouri. Elle ne vient pas d’un milieu modeste. Elle est la fille unique du docteur Carpenter, chirurgien-dentiste, homme faible, et d’une jolie blonde potelée, Jean Carpenter, son épouse qui l’écrase. Très vite le couple fait chambre à part. Et la mère d’Harlean trouve sa consolation dans le bourbon et le cinéma où elle se rend avec sa fille et rêve, devant les beaux acteurs bien musclés, de faire partie un jour de ce monde fabuleux.
Depuis l’enfance, la petite Harlean exerce sur tout le monde un étrange pouvoir de séduction. Pendant ce temps, l’Amérique vit sa vie, la terre continue de tourner avec son lot de petites joies et de grandes horreurs sans se douter qu’une star est née. Peu à peu chemine en elle l’intention de reprendre à son compte le désir de sa mère qu’elle fait sien. Ravissante, pleine de vie et si jeune, elle va débarquer à Hollywood au moment où le cinéma ébauche le tournant du parlant. Elle se met à camper devant la porte des studios. Un jour, elles finiront par s’ouvrir toutes grandes C’est ainsi que Harlean Carpenter, reprenant le prénom et le nom de jeune fille de sa mère deviendra, dès 1930, la célèbre Jean Harlow, celle qui surpassera toutes ses rivales et tournera plus de vingt films en seulement six ans.
Mais qu’est-ce qui a créé sa gloire ? La réponse tient en deux attributs : ses seins, « Harlow c’était la perfection des seins ». « Il y a des seins… il y a tant de seins à Hollywood… et puis les seins de Jane Harlow (des effets d’annonce, des coups médiatiques… jouant d’adresses ou de déséquilibres pour ponctuer chaque geste de l’actrice de leurs mouvements sensationnels, attendus comme des répliques sues par cœur). Et sa chevelure, « et puis il y a les cheveux de Jane Harlow (en halo, mais ils n’étaient pas divins puisque leurs mouvements semblaient irrationnels, ils n’étaient pas humains puisqu’ils éclairaient comme l’uranium, ils n’étaient pas diaboliques puisqu’ils étaient bienfaisants… Ils étaient devenus une puissance cosmique et une sorte de loi de la nature) ».
Très vite, elle tourne avec les plus grands, sa silhouette crève l’écran, les hommes tombent amoureux d’elle, les femmes la copient et la jalousent, les journaux l’encensent et la diffament. Elle touche une vraie fortune pour chacun de ses films.« Pas une femme, juste un spécimen remarquable ». Cette part d’elle c’est la partie lumineuse de sa vie.
Mais les conditions de cette célébrité ont un prix exorbitant.
Jane possède « un corps simplement humain pour une jeune femme ordinaire avec des envies toutes simples… ». Or, tout est démesuré dans sa vie, trop de corps, trop de cœur. Les joies comme les chagrins sont trop nombreux. Elle doit vite étouffer sa part rebelle et se soumettre aux diktats exténuants du milieu. En permanence, elle doit donner le change avec l’angoisse de ne pas être à la hauteur. Pour rester une icône adulée, une « bombe sexuelle », elle doit réprimer avec des sourires forcés les moments de panique qui fondent sur elle. Qui s’occupe de ce qu’elle pense ? Qui l’écoute ? Alors, Régine Detambel la fait soliloquer. Dans la fiction, elle peut extérioriser ce qu’elle cache dans sa crypte intérieure. Elle espérait rencontrer un homme aimant, fonder une famille, avoir des enfants. Or, très vite, les hommes la déçoivent et elle apprend qu’elle est stérile.
Au fil des tournages qui s’enchaînent, son corps renâcle. Le soleil et les projecteurs lui brûlent la peau : « La caméra filme toujours au travers de la peau ».
L’eau oxygénée dont elle use et abuse dégrade l’éclat de ses cheveux. Peu à peu la souffrance constante la fait recourir aux drogues pour se soulager. Sa solitude est profonde jusqu’à songer au suicide pour que tout cesse. « À l’âge où tout le monde fait la fête, elle n’a pas eu le loisir d’arpenter d’autres contrées que les marécages de la maladie, tout droit en direction du royaume des morts ».
Jean ne quittera jamais sa mère enfermée dans sa secte. Toute sa courte vie, elle lui portera un amour démesuré : « Ta mère adorée qui t’étouffe ». Cette fusion-confusion la perdra. Durant le tournage de Saratoga, en 1937, Jean Harlow tombe gravement malade. Sa mère refuse son hospitalisation. Elle meurt à 26 ans d’une maladie des reins mal soignée, sans avoir pu achever le film. Sa mort est âpre. Complété grâce à une doublure, le film est le plus gros succès cinématographique de 1937.
Hollywood a fabriqué de toute pièce un sex-symbol, Hollywood lui a offert le triomphe, la richesse, la promotion sociale, la jouissance de devenir quelqu’un et Hollywood l’a dévorée comme l’ogre effrayant des contes dévore les enfants.
Derrière le récit d’une existence où l’exaltation effrénée du corps exige tous les sacrifices, Régine Detambel, qui cherche à s’approcher au plus près du quotidien, du singulier, du sensible de Jean Harlow, interroge avec acharnement ce destin hors du commun. Quel sens donner à cette existence ? L’écriture lui sert de viatique pour s’approcher par intuition de ce personnage hors norme.
« … Malgré le prestige social, malgré les séances de gymnastique, les heures de sauna et les massages spéciaux, notre seule raison de vivre est bien de surmonter la vie, de traverser la vallée implacable qu’est cette vie, et de l’écrire pour l’exprimer, l’écrire ou la jouer, la calligraphier ou la filmer, c’est du pareil au même, je ne vois vraiment pas la différence, résoudre, résoudre des questions, des problèmes, afin de nous résoudre nous-mêmes, en lumière ou en poussière, en pellicule ou en caractère ».
L’auteur ne se prive pas de célébrer l’écriture, d’en faire l’éloge sans aveuglement puéril mais sans réserve. En effet ce court roman est tout entier consacré à une construction littéraire exigeante, patiente et minutieuse sans aucune concession à la facilité à laquelle tant de romans contemporains cèdent au grand préjudice de la littérature. Pour cela Régine Detambel fait appel à toutes les ressources que lui offre la langue dont elle maîtrise les subtilités.Nous nous contenterons d’en donner quelques exemples marquants :
L’écrivain varie les pronoms. Elle utilise le « je » du monologue intérieur pour exprimer ce que l’héroïne éprouve et qu’elle cache ; la troisième personne pour marquer l’extériorité, ce qu’elle offre à voir, ce qu’elle accepte de montrer. Le « tu » entre en scène quand l’auteur veut marquer sa proximité avec l’actrice et l’empathie qu’elle éprouve pour la personne de Jane. Le « nous » englobe le lecteur dans certaines questions de portée universelle et qui nous touchent. Quant à l’emploi du « on », il souligne une généralité anonyme.
Les tonalités varient du tragique – « … une critique ignoble dans l’un de ces innommables tabloïds qui changent l’or en crachat… » – à la poésie – « … La beauté venait de s’incarner dans la nuit. Il y avait à présent les cheveux de cette fille brillants comme du gui gelé, métalliques et bleutés sous la lune… » ; du plus intense sérieux à l’humour le plus mordant : « Cagney ressemblait à un singe en brioche… », « la science est entrée dans le corps de Mama Jean, portée par une infusion de mélisse ». Les rythmes également fluctuent. Parfois le récit s’accélère, parfois, il flâne, parfois il saute des étapes, parfois il emboîte les évènements comme des matriochkas,parfois il s’attarde sur une série d’interrogations – « Qu’est-ce qui a bien pu la rendre folle de lui ? Qu’est-ce qui s’est donc passé entre eux quand il l’a emmenée dans sa grosse voiture tape-à-l’œil, pour marcher main dans la main, jusqu’au bout de la jetée, et retour ? ».
Dans ces années trente, le cinéma est une industrie puissante et très structurée, dans laquelle le financement et la satisfaction du consommateur sont toujours aux premiers rangs des critères de décision du sujet des films et du choix des acteurs. Il s’inscrit égalementau sein du secteur du divertissement devenu le premier poste des revenus de l’économie des États-Unis à l’étranger. Hollywood devient le symbole de l’American way of life, celui de l’exploitation et du profit à tout prix. En effet, les studios ont recours au financement extérieur des particuliers et des banques dont le prêt est gagé sur les actifs que sont devenus les stars, les scénarios et les réalisateurs. Ils achètent des salles de cinéma, des salles de première exploitation dans les grandes villes du pays.C’est une confrérie fermée arriviste et qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule.
Bien sûr, il est possible d’interpréterPlatinecomme un plaidoyer féministe puisque l’héroïne est une femme écrasée par un système phallocrate et machiste. Mais un lecteur attentif peut élargir son regard et y déceler également une critique générale de notre manière de vivre dans ce monde occidental actuel.
Aujourd’hui, le corps est plus que jamais morcelé, trafiqué, falsifié, exalté, surexposé et en même temps exploité à l’extrême et sujet de tous les mépris. Dans notre monde sans limite, il perd sa valeur intrinsèque et ce qu’il recèle d’épaisseur humaine.
Et si Platine mettait en lumière de façon crue et cruelle les deux facettes du mode de vie américain, la contradiction radicale entre rêve et réalité ?
Et si Jan Harlow était en fait le symbole de l’Amérique et de tout un système économique bien huilé où la personne se révèle une marionnette d’un jeu de dupe macabre, où l’argent mène la danse, ou pire encore une marchandise ? Et si le fonctionnement de la société américaine dont le mode de vie a contaminé toute la société occidentale n’était qu’un jeu du cirque, un simple leurre, un miroir aux alouettes qui ne peut mener tôt ou tard qu’à la maladie et à la mort de cette conception du monde qui privilégie le profit et évacue toute considération pour l’humain ?
Pierrette Epsztein
L’écrivain Régine Detambelest née le 7 octobre 1963. Elle s’intéresse aux vertus thérapeutiques de la lecture et de l’écriture. Après des études et une pratique de kinésithérapeute, elle devient formatrice en bibliothérapie créative. Elle vit près de Montpellier et est l’auteure depuis 1990 d’une œuvre littéraire importante et variée. Chevalière des Arts et des Lettres, elle a également été lauréate du prix Anna de Noailles de l’Académie française. La Société des Gens de Lettres lui a décerné en 2011 le Grand Prix Magdeleine-Cluzel pour l’ensemble de son œuvre.Elle est également conférencière. Sa formation de masseur-kinésithérapeute lui permet d’aborder notamment la thématique du corps. Elle a publié, entre autres, Platine (Actes Sud, 2018), Son corps extrême (Actes Sud, 2011, Grand Prix de la SGDL 2011), Noces de chêne (Gallimard, 2008), Notre-Dame des Sept Douleurs (coll. Haute Enfance, Gallimard, 2008), Pandémonium (Gallimard, 2006), Le Jardin clos (coll. Haute Enfance, Gallimard, 1994).
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