Plateau, Franck Bouysse (par Philippe Leuckx)
Plateau, 304 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livres
Bouysse, que plusieurs romans ont mis à l’honneur ces dernières années, n’est pas seulement un fabuleux raconteur d’histoires (dans le droit fil de certains Américains doués comme Vann), mais aussi et surtout un écrivain styliste qui maîtrise ses instruments et qui rejoindrait, si ce n’est pas minimiser l’importance de l’un et de l’autre, Serge Joncour, par cette manière sensible de coudre le réel à force de mots forts et d’un ton à nul autre pareil.
Plateau réussit à emporter la mise par la description insigne d’un univers sensible, cette ruralité à fleur de peau qui semble sourdre de la moindre phrase, faite de tâches triviales, d’attente, de bêtes que l’on soigne et de personnages remisés dans leur passé et qui mettent tout leur saoul à en découdre avec les aléas, les mystères, la vie.
Prenez Virgile, paysan au long cours, qui n’a pas eu un lien facile avec le métier. Prenez Georges, dont les parents sont morts tôt, et qui a été recueilli par son oncle Virgile et sa tante Judith, peu à peu perdue dans son monde à cause de l’âge.
Ajoutez Cory, jeune femme qui déboule un jour sur le Plateau pour échapper à un compagnon tortionnaire.
N’oubliez pas Karl qui a un lourd passé à épurer et qui peu à peu s’accoutume à cet univers particulier de grandes étendues et de bêtes.
La grande force du livre est de nous livrer les relations parfois tendues de tous ces personnages : Georges n’a jamais voulu habiter la maison de ses parents et vit dans une caravane où il apprivoise Cory.
Il y a aussi la présence d’un chasseur planqué, qui surveille les alentours, charge sa carabine, explore les profondeurs des bois.
Maître de la sensualité, Bouysse n’a pas son pareil pour décrire la montée des sentiments et des corps au sein de l’univers rural qu’il décrit : on sent un naturalisme efficace et sensible qui puisse faire naître chez le lecteur un large mouvement d’empathie ou de rejet. Mais rien d’outrancier ni de primaire ni de biaisé ni de manichéen dans ce regard un peu brut, très viril, sur l’humanité au ras de la terre, entre bouffées d’amour et de violence. Bouysse offre aussi de longues plages de descriptions de la nature, de bien beaux dialogues et des surprises. Tout n’est peut-être pas donné d’emblée : le lecteur doit combler certains vides. Mais l’étonnement premier (comme devant un arbre ou un rapace saisonnier) sert admirablement le propos. Il y a du Tarkovski élémentaire (sensible au lait, au blanc laiteux, à la brume) ici, et ce n’est pas un mince éloge du romancier.
Peu d’écrivains osent encore naviguer en de telles terres de désolation ou d’oubli.
Philippe Leuckx
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