Plateau, Franck Bouysse
Plateau, janvier 2016, 301 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livresLa Cause Littéraire avait aimé Vagabond, adoré Grossir le ciel de Franck Bouysse. Néanmoins, Plateau marque un basculement dans l’œuvre en construction de cet auteur. Franck Bouysse atteint ici une maturité, une puissance, une économie d’écriture qui en font désormais un des tout meilleurs écrivains français.
Si le cadre de son roman n’a pas vraiment changé, on est en Corrèze sur le plateau de Millevaches, il perd désormais sa fonction de décor pour devenir un personnage à part entière, écho tellurique permanent à la solitude et la douleur de vivre des personnages, nourrissant leur détresse, distillant à coups de ciels noirs, de vents mauvais, de pluies agressives, l’infini malheur de vivre des quelques êtres désespérés qui peuplent cette histoire. Le Plateau est vivant, déroutant, mais il porte la mort en lui – éventuellement sous la forme incarnée d’un mystérieux Chasseur rôdant dans les bois, élément même des forces en œuvre dans cette partie du monde.
« Il est une ombre sur le Plateau, un germe sous un tégument, un murmure porté par le vent qui courbe à peine l’échine des herbes.
Imago prêt à toutes les mues ».
Le roman se déroule comme une tragédie à sept personnages (en comptant le Plateau). Les êtres vont, survivent, se jaugent, peuvent s’aimer, se haïr, s’entraider, se déchirer. Mais tous semblent aller à l’inéluctable, tous semblent le savoir, tous portent un passé terrible, tous entrevoient un Destin terrifiant. A travers cette pièce – osons le mot –, Franck Bouysse met en place les figures du Destin et les pauvres terreurs de ses personnages atteignent à l’universel. C’est bien le Destin des hommes que ce roman sculpte à sa façon glacée et sombre. Georges, l’orphelin qui a grandi dans la hantise du souvenir de ses parents morts dans un accident quand il était enfant, donne une clé précieuse pour la lecture de ce livre quand il va puiser un livre dans sa bibliothèque – étonnamment riche en sa caravane transformée en habitation.
« (Il) se dirige vers un rayonnage, saisit Hamlet sans la moindre hésitation, le feuillette, s’arrête à une page cornée et lit : « Qui voudrait porter ces fardeaux, gémir et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? »
Franck Bouysse est nourri de paternités littéraires. Il ne s’en inspire pas (plus ?) directement, mais en fait un des matériaux permanents de son écriture. Shakespeare est là dans ce théâtre d’ombres du Plateau, dans l’écrasante fatalité qui emprisonne les êtres. Faulkner bien sûr et la folie de ses personnages perdus. Mais aussi notre Giono, avec cette aptitude fascinante à partir des solitudes des pays et des gens pour s’élever à la condition humaine, faire souffler les grands vents de l’humanité. La littérature américaine n’est plus la seule source de Bouysse, ce qui ne veut pas dire qu’elle est moins présente dans son écriture, mais qu’elle a cessé d’être un carcan trop pesant et qu’aujourd’hui l’écrivain vole de son propre essor.
Car Franck Bouysse est de ces écrivains pour qui la littérature est d’abord une affaire de langue, avant d’être une affaire de fiction. Là encore, les « modèles » littéraires que sont Shakespeare, Faulkner ou Giono nous éclairent sur ses choix. Pétrir la langue, la ciseler afin d’en faire l’outil rêvé pour tenir son propos. Cette économie du style, cet usage général de la litote, évoque un autre écrivain, le grand Raymond Carver. Ecoutez Franck Bouysse :
« La grue est toujours posée au même endroit, immobile, comme prisonnière des mâchoires d’un étau formé par le ciel obscur et la lande enluminée, les corneilles à son chevet. De grosses gouttes de pluie s’écrasent alentour, pareilles à des crachats ».
La surdétermination des personnages – celle des personnages de tragédie en général – conduit Franck Bouysse à leur laisser une autonomie presque totale, comme s’il ne les dirigeait plus dans la trame narrative. Les destins l’emportent sur la volonté de l’auteur. On pense à ce texte magnifique de François Mauriac : « Faire confiance à ces êtres sortis de nous et à qui nous avons insufflé la vie, respecter leurs bizarreries, leurs contradictions, leurs extravagances, tenir compte enfin de tout ce qui en eux paraît imprévu, inattendu, car c’est là le battement même du cœur de chair que nous leur avons donné ».
Humains, trop humains, Virgile, Judith, Georges, Cory, Karl, le Chasseur constituent un microcosme métaphorique, un prélèvement d’individus qui se heurtent chaque jour, chaque minute, aux murs d’enceinte de leur existence, comme des phasmes dans leur bocal.
Le trait de lumière, fragile, vacillante, c’est Cory, jeune femme meurtrie par son passé récent et accueillie – bien à contre cœur, par Georges dans sa caravane. Elle est vivante et sera la vie dans ce groupe de morts vivants qui se débattent dans les méandres de leur passé, de leurs fautes, de leurs péchés, de leurs secrets inavouables. L’ombre noire de Hamlet ne cesse de hanter ce livre.
Et rien n’empêchera les routes d’aller au bout. Rien n’empêchera non plus Franck Bouysse de se hisser parmi les plus remarquables écrivains de France.
Léon-Marc Levy
Lire la critique de Yan Lespoux sur la même oeuvre
VL3
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