Plasmas, Céline Minard (par Léon-Marc Levy)
Plasmas, août 2021, 158 p. 17 €
Ecrivain(s): Céline Minard Edition: Payot
Céline Minard est heureusement là dans le paysage littéraire français. Elle étonne et détonne par une virtuosité stylistique hors du commun et une imagination débridée, capable d’inventer des mondes fictionnels plus encore qu’improbables. Le Grand Jeu, Olimpia, Faillir être flingué, Bacchantes (entre autres), sont des jaillissements de territoires inexplorés, saisissants, des explorations de genres ignorés ou presque par la littérature française. La déclamation antique, le western, l’ermitage, le casse et, avec ce roman, la Science-Fiction. Minard est un écrivain. La chose est si rare aujourd’hui en France. Elle crée des mondes et les fait vivre, de toutes pièces, sans s’emberlificoter dans on ne sait quel rapport à la réalité ou à l’actualité. Minard, c’est la mort de l’auto ou de l’exo fiction, c’est la chose littéraire dans sa pureté, sa raison d’être, sa brutalité. Aux tâcherons d’aujourd’hui qui s’essaient péniblement à extraire de l’Histoire, du fait-divers, des biographies de gens célèbres, un vague roman tirebouchonné, emprunté dans tous les sens du terme, sans surprise, Céline Minard répond que la littérature est libre de toute entrave, de toute attache, de tout genre, qu’elle est le territoire infini de l’imaginaire et qu’elle n’a de compte à rendre à personne.
L’épigraphe du roman est signée Ursula K. Le Guin, hommage rendu à la grande américaine de la SF, façon de revendiquer une maternité littéraire sous la houlette de la créatrice d’univers hors pair et la styliste éblouissante que fut Le Guin. Et l’épigraphe est pétrie du projet de l’une et de l’autre, rompre avec la litanie pseudo romanesque. Le titre même de l’opus de cité de Le Guin est un manifeste : Danser au bord du monde.
Brigham, ce sont des bêtises tout ça !
Raconte-nous donc une histoire, le vieux
Ou la vieille, d’ailleurs
Ou toi, vieux Tirésias, qui stridules comme un grillon
Raconte une histoire qui ait une vraie fin
Au lieu de recommencer sans arrêt comme ça
Pour aboutir à un imbroglio
Qui, par nature, ne suit ni ne précède rien
Mais reste là, suspendu,
A se mordre la queue.
Et puis un roman Plasmas ? A peine. Ode vibrante au vivant, symphonie de la matière, éloge de la molécule, de la physique, de la biologie, de la géologie, Plasmas est une suite de tables des matières, végétale, minérale, animale, ordonnée du simple au complexe. Dans un monde en perdition où l’homme a perdu sa suprématie, l’ordre moléculaire oppose sa rigueur et sa beauté au désordre des choses. Qu’il s’agisse des corps d’acrobates virevoltants, d’un monstre surgi d’on ne sait quelle combinaison de cellules, d’un étrange parallélépipède d’aluminium déterré du sol profond – on pense alors au 2001 l’odyssée de l’espace – de chevaux parfaits et miniatures élaborés dans des laboratoires sibériens, Céline Minard laisse aller son incroyable énergie dans une écriture brûlante, comme un déferlement de lave. Comme la puissance de la physique, celle des muscles et de l’adrénaline des corps chez ces incroyables acrobates dans leurs prouesses post-humaines.
Au point le plus élevé de sa courbe, avant que l’énergie ne s’annule et s’inverse, elle ouvre les doigts et commence. Le premier tour du saut est celui de n’importe qui, il arrive au monde serré comme un poing, les poumons compressés, avides, bouchés, aussi sûrs que l’instinct d’une espèce millénaire, le suivant respire et passe de la vie à la vie en changeant de forme, les genoux écartés, le troisième accélère, traverse les murs, le son, la lumière, et le quatrième, Léna l’enroule à la balançoire de son enfance humaine avant de sauter à l’intérieur de la chute elle-même, de s’y installer, de s’y laisser flotter, tomber, de sentir ses bras monter, décoller, tenir et disloquer la puissance dans les épaules de Rodric. Alors elle regrette qu’il soit là, tenace, le porteur. Qu’il ne la laisse pas enchaîner tour après tour, chute après chute, poursuivre sa trajectoire et entamer enfin la course. Hors sol, débarrassée de ses points d’appui, de sa dynamique, de l’enveloppe, la gaine tressée, par laquelle est passé le mouvement qui vient de s’enfuir. Insaisissable.
Frontières et métamorphoses fascinent Minard. Elle explore les passages des états, gazeux, solides, liquides ; des règnes, animal, végétal, minéral. Le voyage auquel elle nous emmène au cœur de la matière conduit à ce dont est fait l’univers, une vie indomptable qui perdure au-delà de tous les pires, même des hommes.
Ce roman ne ressemble à aucun autre. Dans le flux de cette rentrée convenue, il fait figure d’intrus, il va déranger, bouger. C’est là la fonction de la littérature.
Léon-Marc Levy
- Vu : 1893