Placement libre, Ella Balaert
Placement libre, Editions des Femmes Antoinette Foulque, août 2016, 123 pages, 13 €
Ecrivain(s): Ella Balaert
La couverture est sobre dans ce petit livre blanc : une lithographie de Geneviève Asse, carré bleu-électrique, zébré en son centre d’une ligne blanche en partance pour le rouge. Quand on a fermé la dernière page du livre, on y revient automatiquement, quelque chose nous disant que le propos est – aussi – tout entier, là…
Ella Balaert n’en est pas à son coup d’essai ; elle cisèle de temps à autre, et c’est toujours bienvenu, des écrits/essais/romans – genre habilement mélangé – qui nous parlent de femmes – elle les connaît bien, elle les aime – en prise avec leur époque. Pas cependant à la façon guerrière et militante de récits féministes, ni sous la plume documentariste du quotidien et de ses difficultés socio-économiques, ni tout à fait avec le regard de l’éthologiste silencieux tenant au bout de son téléobjectif la gazelle – de Grant, tant qu’à faire, du safari du soir… Non… quoique… tout ça quand même, mais manière Balaert. Une élégance, une précision du mot, des phrases vraies, drues, pour cerner, piquer au risque de la douleur – dans cette femme-là – ce qui fera sens dans les autres, toutes, et bien sûr, au premier chef, nous.
Résumer le livre, on le sait, n’est que facultatif en littérature – encore plus en critique – et souvent contre-productif. Mais là, une ligne – nécessaire – suffira pour dresser la table : histoire d’une femme – jeune – embarrassée d’elle-même ; milieu urbain, travail de cadre, notarial, qui plus est, qui se prépare – billet retenu sur Internet, comme il se doit – à aller entendre un concert convoité, quand elle se rend compte que, Dam !! le billet est en « placement libre ». « La tête te tourne un peu… Que t’arrive-t-il, c’est à cause de ça n’est-ce-pas, le goût de bile du billet, tu ne savoures rien du tout en fait, tu as deux places pour aller voir Denis Marescat, mais si ça se trouve, tu n’y verras rien, tu seras mal placée parce que les billets sont en placement libre… ». Et vous, de glousser et de chantonner comme dans l’antique chanson populaire : – et alors ? et alors ? La femme, dont on ne saura jamais le prénom, ne dit pas « je » (même pas) ; quelqu’un, une voix extérieure en contre-plongée, à moins qu’intérieure, injonctive ou, qui sait, à prétention de conscientisation, lui dit « tu » de page en page.
Dans ce petit angle d’attaque tout ce qu’il y a de plus en bordure de terrain, marginal, même, Balaert attaque son sujet-femme du moment… Et ça marche, s’élargissant dans nos moi, comme une tache de gras, ouvrant les fenêtres qu’il faut dans nos féminismes, à l’affût… – c’est vrai – c’est pas faux, finalement, que nos « billets », entendons bien sûr notre vie, à nous, sont plus souvent en « placement libre » qu’en VIP, apanage plus fréquemment masculin, après observation. Et de billet de cirque, loin, dans l’enfance de la fille, où elle n’avait pas pu voir les tigres ou les clowns, de places de TGV mal négociées, jusqu’à des flashs sur sa propre naissance… tout se déroule en vrac comme on déviderait la bobine à partir d’un infime bout de ficelle dépassant – désordre des plus déstabilisants – dans la mémoire, le « ressenti » cher aux comportementalistes, de la fille qui, pour nous, se nomme « tu », mais résonne de plus en plus fort en ce « moi », qui, comme on dit, nous interpelle.
Car, finalement, ces atermoiements, ces failles béantes d’indécisions, ce sentiment d’infériorité, à tout le moins de médiocre place, probablement constant et accroché au fond du pot, que traîne la fille, lourd au fil des pages comme boulet, serait-ce – Freud, mon ami Freud, que vois-tu là venir ? – une personnalité dans sa vérité qui émerge ? Osons dire, qui accouche. Et ce billet-Internet, du début du récit – net, comme au bout d’un zoom animalier, prenant au fur et à mesure le flou distancié du fond d’écran – s’efface, révélateur photographique qui a joué son rôle, devant (on entend les : oh !) la photo du coupable : elle, nous…
Bien joué, Ella, une fois encore ! On ne sait à la fin si c’est soulagé qu’on en ressort, dans un état de presque malaise – il y aura eu, comme pincements infimes, de ci, de là, quelques ressacs d’inquiétude. Mais le deal littéraire est parfaitement réussi : ce n’est plus la fille à laquelle on pense en refermant l’opus, c’est à nous, cette autre fille en « placement libre » elle aussi, plus souvent qu’à son tour. Remarquable passage de témoin.
Martine L Petauton
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