Pierre Dhainaut ou La Parole, par Didier Ayres
Et même le versant nord, Pierre Dhainaut, éd. Arfuyen, 2018, 11 €
Pour tout dire, mon sentiment à l’égard de ce livre est entièrement instruit par l’idée de la maturité de l’expression poétique. Et si la poésie, comme la peinture du reste, est un art qui supporte l’âge, ce recueil parvient à dessiner un territoire de dernier recours, de dernier expédient devant le temps. Dans ce sens, on a à faire avec ce que j’appellerais l’écume du langage. Car au sein de ce recueil qui rassemble des poèmes par deux ou trois, ou sous divers chapitres plus ou moins longs, en vers ou en prose, circonstanciels ou non, la totalité de l’ouvrage confine à la découverte d’un texte presque fragile, et en un sens neuf, nouveau, pur, quintessencié. Et avec cette expression d’une idée de l’homme.
Cette idée est d’ailleurs pour moi la question de la qualité idéale de la parole. Dire. Exprimer. Écrire le souffle, écrire ce qui amplifie, ce qui augmente, ce qui grandit l’homme en lui-même. C’est une poésie qu’il faut parcourir lentement, sans hésiter à revenir plusieurs fois sur certains passages, et avec ces précautions connaître le poète, imaginer avec lui, en communion, le mystère de vivre, et avec lui le mystère de l’expression poétique.
Commencer à parler, apprendre à recevoir une voix
dans la sienne : rameaux secoués par le vent,
troncs chancelants qui craquent, volets ou portes
qui battent, parmi les pages que l’on tourne
les mots s’évadent de leurs traces,
l’enfant déconcerté, ravi, ne choisit pas
entre les bruits, de syllabe en syllabe, de cercle
en cercle, il se livre sans frein à leurs échos
lointains, très proches, il court sur des pierres,
il court sur de l’herbe, il entre en la forêt des sources,
la légende a dit vrai.
Le poème est d’ailleurs plus large que son discours, et situe la parole non pas comme une limite matérielle, mais au contraire comme une instance métaphysique, toute faite de contenu, de condensation, de quintessence. J’ai néanmoins fait le rapprochement avec l’activité de la prière, car le poème ici est pensé comme une parole au milieu de l’énigme de sa propre existence. La poésie se fait intermédiaire entre l’homme et sa transcendance. Elle est, comme la prière, un endroit où l’homme s’augmente lui-même, s’étoffe et se complète.
Et c’est à la fois à la grande maturité du poète, à sa foi dans l’action du poème, son caractère énigmatique aussi, que j’ai ressenti combien il était possible de mettre de la lumière dans cette nuit intérieure qui est notre lot. Ainsi le poème réfléchit sur lui-même, se construit en s’interrogeant, se fabrique in concreto et œuvre à la reconnaissance sensible d’un monde plus haut que le poème lui-même.
Que l’on soit auprès de la parole, importe et décide de notre propre réaction devant le langage, comme pareillement on s’interroge sur notre fragilité humaine, comme si cette parole permettait de retraverser le langage dans son ensemble, et somme toute de penser la vie, y compris devant la mort, or c’est cela le plus important.
Très tard, la chambre étroite, le corps captif,
ne te lamente pas d’être las, de te taire,
de ne pouvoir aller plus loin, tu comprendras
que rien ne s’interrompt tant que les souffles
ont le libre passage : avant de t’endormir,
choisis un de ces mots errants
dont la mémoire est saturée, murmure-le
comme en t’adressant à des morts,
que la nuit soit ingrate ou généreuse,
as-tu le choix ? ce sera ton offrande.
Pour conclure, je dirais qu’il faut parcourir ce livre à la manière d’un enfant, avec un regard ouvert, afin de saisir en quoi cette interrogation du poème revient à des mots simples, des idées nettes, des concepts, qui ont la qualité fluide de schèmes élémentaires et modestes, ce qui rapproche derechef de l’enfance et de sa noblesse.
Didier Ayres
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