Phrases de la rue, Photographies, Jean de Breyne (par Marc Wetzel)
Phrases de la rue, Photographies, Jean de Breyne, éditions de L’Ollave, décembre 2020, 128 pages, 19 €
Phrases de la rue est le titre parfait pour ce livre, consistant en un reportage photographique de divers tags (insolents, émouvants, ironiques, profonds…) glanés par l’auteur, en quelques années, dans quelques villes européennes et nord-américaines. Cette visuelle littérature de bitumes (parisien, marseillais, barcelonais, zagrebois, montréalais, lisboète…) imprime en effet – sans commentaire autre que la préface vive et nette de Michèle Aquien – de petits discours muraux, des graffiti choisis et fidèlement enregistrés, et le sens est, là, pour le lecteur, comme il est ou a été, dans la rue !
Nous savons que la plupart des graffiti réels sont bêtes (comme des confidences à tue-tête, des morceaux choisis d’un néant que ne corse pas sa dispersion), sales (à peine propres sur eux, et maculant leurs marges) et méchants (redoublant le mal qu’ils auscultent ou dénoncent), mais leur principe reste attachant, et leur initiative méritoire :
toujours incongrus et paradoxaux comme lettres sans enveloppes, mots de passe sans appareils, réclames sans marques, plis sans facteurs, réclamations sans guichets, ils sont, dit ici la préfacière, « un gage de liberté véritablement populaire » – et, comme le photographe les a finement et justement choisis, en effet, ajoute-t-elle, « l’échantillon qu’en donne Jean de Breyne est exemplaire de cette saine et roborative aspiration ».
Tout tag joue de la liberté d’expression, mais surtout avec elle (en titillant toujours ses corrélations ou limites naturelles : l’égalité d’expression, la fraternité d’expression, la sécurité d’expression et, bien sûr, la responsabilité d’expression). Mais le jeu public et direct avec le sens reste central : jeux de mots (« Songe d’une nuit d’émeute », « Princes chameaux », « Ministère de l’intérieur » – sur une antique pissotière lyonnaise – « Esprit, es-tu las ? ») ; jeux d’idées (« D’habitude, j’aime les choses qui existent déjà », « Ceci est ton dieu » – inscrit sur un écran de télévision reproduite en pochoir, « Une ville qui n’est pas bombée de graffiti est une ville en ruines ») ; jeux d’injonctions (« Vivez, s’il vous plaît ! », « Aimez-vous, les cannibales ! », « SVP ne mettez pas d’agrafes sur cette porte, uniquement des punaises, merci »), jeux d’affects (« La frontière ne passe pas entre le haut et le bas, mais entre toi et moi », « Ce cœur n’est pas terrible, mais il t’aime », « Tu passes ici autant que tu me manques »), et, bien sûr, les plus forts, nouant les unes aux autres ces diverses rubriques ludiques (« Respectez l’existence ou bien attendez-vous à résistance », « Tu comprends ? Pas vraiment ! », « Les idiots vaincront », « Appauvri, mais comme de l’uranium », « S’habiller comme une merde devient un acte militant »…). Ce sont tous des jeux de lucidité, où la seule chose à gagner est la révélation d’avoir déjà perdu.
Ce petit livre tonique et vigilant se pose deux belles questions : d’abord, pourquoi sortir faire des phrases hors des livres, journaux et même écrans, des phrases elles-mêmes sorties, si l’on peut dire, de leur texte autant que de leur contexte naturels ! Faire voir directement du sens, à la fois anonymement, artisanalement et artistiquement, semble le but des graffiteurs (même les petits malins ou les délirants prétendent donner du sens à leur dédain de lui), mais qu’est-ce que ça vaut, de faire voir ainsi, directement, publiquement et illégalement, du sens ?
Ensuite : à quoi sert leur partage photographique ? La visée de l’auteur est modestement documentaire : c’est bien cadré, propre et efficace, mais ça ne veut justement pas mêler son grain de professionnel de l’art aux signes bruts d’un art sauvage, aux données authentiques et instructives d’une expression à la fois foisonnante et marginale. De Breyne est ici comme l’ingénieur du son, neutre et scrupuleux, d’un rap visuel, dont il ne se prétend ni compositeur, ni critique, ni même interprète : mais pourquoi ? Il enregistre « objectivement » des inscriptions publiques de pensée, telles quelles, comme elles se présentent au promeneur virtuellement élargi qu’il permet ainsi au lecteur d’être. Pour le dire brutalement, l’artiste Jean de Breyne renonce ici à en être un (et donc à personnellement tenter de rendre pensable l’invisible), pour exclusivement servir l’art de griffonneurs muraux d’idées (et donc rendre visible leur pensée) : pourquoi ? Comme Ben, ses images ne sont faites que de signes, mais (aux antipodes du bénisme), ce sont exclusivement les signes d’autres que lui. Là où Ben littéralement peint ses pensées (même si leur visibilité ne garantit pas leur lisibilité), de Breyne photographie des paroles inscrites par d’autres : il prend son empreinte de leur inscription, et la communique, ne prétendant à nulle inscription de son empreinte propre : pourquoi ? Parce que mystérieusement il nous transporte leurs adresses éparses, pour utiliser trois mots que son œuvre emploie souvent, et que son esprit aime !
Comment estimer le contenu de ces inscriptions urbaines, autrement dit : que peut valoir un tel sens de voirie ? Le graffitage a la noblesse de ses conditions : de jour, il est fait à la hâte (pour n’être pas pris sur le fait) ; de nuit, il est fait confusément (il n’ose pas trop rompre l’obscurité pour répandre sa lumière). C’est donc une pensée visible, toujours vite-fait et en clair-obscur. Mais très contrainte, comme un oulipisme de gilets jaunes.
Un graffiteur est en effet tenu d’admettre parler à tout le monde (il ne peut en écarter au mieux, s’il voulait, que les aveugles ou les allophones stricts), d’accepter tout type de correction, de censure ou de détournement (sa sorte de greffe de blague, d’anecdote ou de soupir doit a priori tolérer, justement, tous ses rejets !), d’être plus incapable encore de répondre aux objecteurs qu’un auteur de livre à ceux dont celui-ci tombe des mains (il croyait lever poliment la main, on aura lu de lui un doigt d’honneur ; ou l’inverse !). Mais pas de quoi décourager nos hérauts de l’humour de trottoir !
Car la rue est un irremplaçable habitacle expressif : toute rue est voie (elle est donc de sens parcourable !), bordée de maisons (elle est de sens habitable) et urbaine (hors les quelques rues privées que méprise à bon droit le graffiteur, elle est donc de sens empruntable). Les « phrases de la rue » (et ce singulier dit très bien l’unité – labyrinthique ! – de cet écritoire pour bombes aérosol et stylos indélébiles) sont donc comme les plus fécondes et pertinentes alertes de présence humaine ! Sur espace d’accès direct et équitablement disponible.
Bref : des fans de recoins de vie illustrent malicieusement les rues, et les murs pensent. Les murs pensent et jouent d’eux-mêmes, donc nous sommes (en tout cas, nous gardons toutes nos chances de penser l’être) ! Merci, Jean de Breyne – dans une poésie qui s’abstient ici en faveur de plus immédiat et ubiquitaire qu’elle – de nous proposer ainsi si vifs, rudes, précieux et fragiles arrangements de maux !
Marc Wetzel
Jean de Breyne, né en 1943, est écrivain, poète, critique d’art, photographe et éditeur. L’œuvre est abondante, et cet athlète complet de la sensibilité est avec cela vif, intègre et profond.
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