Philida, André Brink
Philida, septembre 2014, traduit de l’anglais (Afrique du sud) par Bernard Turle, 371 pages, 23 €
Ecrivain(s): André Brink Edition: Actes Sud
Toute notre jeunesse, nos engagements, nos espoirs ; on est tous dans les livres d'André Brink, qui vient de refermer la porte...
André Brink – plus quelques autres ! – c’est pour nous tous, l’apartheid, ses sombres pages, et, un jour, la sortie de l’enfer. Mais, avant l’apartheid, nous dit Brink dans ce livre, il y a eu dans la lumière des terres, qui aujourd’hui s’appellent l’Afrique du Sud, l’esclavage. Et dans cet esclavage – fascinantes poupées gigognes – une Philida qui fut – mi-XIXème autant dire hier – l’ancêtre de l’écrivain qui retrouve avec elle comme un chaînon manquant de sa longue histoire.
Tous les livres d’André Brink sont littérature d’exception ; cris au-delà des malheurs, pour réunir les hommes. Celui-ci, particulièrement : tous les talents de l’écrivain, dans un des plus beaux portraits de femme que porte la littérature, et le vrai de l’Histoire.
Afrique du Sud, dont on sent page après page les parfums, la sauvagerie des paysages, les usages dans un XIXème siècle, vivant au bord d’une fracture historique, puisque l’Empire britannique alors maître des lieux va abolir l’esclavage.
Philida, jeune esclave attachée à la ferme, à la terre, au travail (elle est en particulier la tricoteuse), mais bien évidemment aux hommes blancs possédants, va vivre dans sa propre existence tous les soubresauts de cette césure.
Personnages forts des familles blanches, pour qui, vivre et faire tourner la ferme – et les vignobles – sans ce peuple d’esclaves, ne s’entend pas. Les hommes étonnamment durs (on remarque, comme en exergue, ceux qui le sont moins), exerçant leur domination médiévale décalée, donc plus impressionnante encore, et bien sûr, sexuelle. Les femmes, maîtresses des domaines et des cheptels – animaux, comme esclaves ; esclaves autant qu’animaux – avec, de ci, de là, un (une, souvent) esclave au statut différent ; pont entre libre et non libre, dont les racines plongent dans d’étranges histoires passées. Les enfants blancs ; ceux, qui répliquent, « normaux », les liens de dépendance ; ceux (plus faibles, diront leurs parents) qui sont dans un bizarre entre-deux : ainsi, Franz Brink, le baas qui engrosse à plusieurs reprises Philida – face société esclavagiste ordinaire – puis se met à l’aimer comme sa femme, avant que de sembler céder aux instances parentales ; épouser une richarde du Cap. BaasFranz – le cas – portant sur ses faibles épaules toute l’époque et son considérable tournant. Franz, c’est nous, quelque part, de même que nous serons Philida… Car, nous dit avec bon sens Brink, on ne peut plonger dans cet univers harnaché de nos valeurs actuelles, et de ce qui pourrait sombrer dans un manichéisme simpliste. L’Histoire demande plus de doigté et de patience. Et, ainsi, face à Philida qui capte immédiatement nos affects, Franz, plus diapré, plus difficile à aimer ! est un utile outil formant inter-face entre ce là-bas de l’Histoire, et nous… Voyage dans le temps de cet encore enfer africain. N’en doutez pas ; c’est à un « Autant en emporte le vent » de ce bas d’Afrique que ce livre vous convie ; larmes garanties comme dans le géant américain. Avec une force, un lyrisme bien particulier, donné par l’écriture de Brink, si nerveuse et apte – notamment par les dialogues – à servir frais des pans entiers d’Histoire :
« Il m’a naai, dit Philida… si je le laisse entrer en moi, il se débrouillera pour m’affranchir en temps voulu, voilà ce qu’il promet sur la tête du Seigneur Dieu de la Bible. Il déclare qu’il achètera lui même la liberté pour moi. Mais je me rappelle penser : comment qu’une chose comme la liberté peut faire si mal ?… quand il finit, il se relève, il rattache la riem de sa culotte… ».
Ce Philida de Brink, est aussi, en ne sacrifiant jamais rien de littérature en lui, un manuel de pratique de l’esclavage, dans ces terres australes et à ce moment-là. Philida en sa cahute (mais peut-on dire « sa » pour quelqu’un, qui, demain, devra rejoindre une autre hutte ailleurs), Philida et son travail sur la ferme, ses passages obligés derrière les bambous avec les maîtres blancs, ses quatre enfants, et le souvenir de celui qu’elle préférât étouffer de ses propres mains ; Philida et la charrette qui l’emmène ailleurs, le point de vente aux esclaves, directement venu de la plus haute Antiquité ; Philida et l’amour d’une petite chatte qu’elle n’était pas même autorisée à posséder – allégorie émouvante entre toutes… esclave, qui n’a rien… à part : « Franz veut m’éloigner de Zandvliet ; il veut libérer moi de mon ombre. Mais je lui permettrai jamais le faire. Cet ombre peut m’effrayer, me menacer, me rendre blarry folle, mais il est encore à moi. Si je pars, il part avec moi. Aux cieux, ou en enfer, peu importe. Ton ombre, dit ouma Nella, c’est ton histoire, il parcourt tout ton chemin, jour et nuit, jusqu’à la tombe… ».
Femme-esclave au tournant de l’histoire de l’esclavage en Afrique du Sud, donc, femme forte, à sa manière ; interface, elle aussi, comme Franz, avec notre monde, nos valeurs, nos affects. Signal lointain mais très audible de cette liberté qui va venir, mais, qui, avec les Afrikaners aux portes, sombrera dans l’apartheid. Étrange pays, du reste, qui, pour l’esclavage, comme pour le régime ségrégationniste à venir, rédigera avec un soin maniaque ce qu’on peut faire, avoir, ne pas faire, ne pas posséder. Plus que les sauvageries antiques ou médiévales, un anti-humanisme de gratte-papiers. Mais, qui, du coup, permit les Philida et les Mandela : « je vis avec l’espoir et ça nous maintient en vie. Ces enfants sont miens et ils vivront. Voilà la liberté pour moi ».
A lire, toutes affaires cessantes, on l’aura compris ; à lire aussi, comme – plus qu’un livre – un viatique précieux dans ces moments de Droits de l’Homme si menacés, de nos jours encore…
Martine L Petauton
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