Petites proses plus ou moins brisées, Jacques Abeille
Petites proses plus ou moins brisées, Jacques Abeille, Arfuyen, avril 2015, 128 pages, 12€
Peintures figurées
Au milieu de la lecture des Petites proses de Jacques Abeille, j’ai songé très vivement au tableau de Max Ernst, Deux enfants sont menacés par un rossignol, de 1924. Sans doute, le poète, qui est aussi plasticien, a dû rencontrer cette image un jour ou l’autre, même si je crois que le rapport est plus profond. Car cette peinture à construction de bois représente des figures surréalistes qui sont enclines à la violence et à l’esthétique, donc à la fois à l’art et au corps, au principe spirituel et à l’activité charnelle. Du reste, ce petit tableau me fait penser aussi au décor du rêve du film La maison du docteur Edwardes, d’Alfred Hitchcock. Cinéma et peinture liés ici dans des figures de crainte et d’enfance, en même temps que de rêve et de poésie.
Comme le peintre dans sa vision lointaine des événements de la vie, à plusieurs périodes de son existence, le poète lutte contre le temps. À la fois le corps, la sexualité (avec des textes sur la prostitution), et le langage, lequel permet de signifier le passage du temps. Car, c’est, dans ce travail de dépouillement, qui devient presque hivernal, le combat contre le corps physiologique.
Moi aussi, je cherche des os blanchis d’hivers
dans l’humus purulent où mes mains
s’égarent
et mieux que quiconque je sais
je sais que tout est perdu.
Ou alors la Shéhérazade sans retour :
Je ne l’ai revue que trois ou quatre fois par la suite. Et puis je l’ai définitivement perdue. Le passé finit toujours par s’éloigner, de manière tout à fait sournoise.
Cette fuite du temps réaliste qui se caractérise par l’éloignement des événements du jour et l’intrigue de demain est sans doute une vision pessimiste, parce que demain sera un jour hier, et que tous les instants, les corps que l’on a aimés par exemple, les sentiments et peut-être la mystique sont sujets à l’érosion et à la disparition.
AVEUGLÉMENT
Nue sur cette voie, vous n’irez pas loin ;
les grisants vous guettent
à chaque carrefour, à chaque horloge,
des aiguilles blanches plantées dans leurs yeux de
marbre
et leurs grandes mains tendues comme des
planches hâves.
Trébucher sera votre moindre faillite ;
bientôt pour une poignée de sable
vous vendrez la peau de votre âne
et pour une poignée de cendre,
celle de vos mains.
Vous n’irez plus vêtue que de mélancolie glabre.
Voilà bien le poème qui me semble être en adéquation avec ma chronique, car j’y trouve à la fois une sorte de rappel du surréalisme, mais écrit avec une sorte de second degré, comme par exemple est le rêve dans Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, et de réflexion sur la forme exacte du temps qui passe.
Bien sûr il s’agit d’habiter le monde en poète, et opérer cette transformation, cette alchimie folle du langage au milieu de l’amour physique, contraindre le corps à ne pas disparaître tout en lui donnant une autre vie dans le poème. D’ailleurs, Jacques Abeille emprunte à mon sens le concept de la cendre chez Derrida, et donne-t-il ainsi au langage la qualité de la fin et de la mort, juste de ce qui fait empreinte.
Que demeure la poussière rien ne doit changer
les veilleurs se sont tus
Et puisque je fais un rapprochement avec la peinture, on pourrait aussi imaginer que ces poèmes sont en relation avec le travail de Roman Opalka qui, se photographiant tous les jours, permet au spectateur de voir la lente décomposition des chairs, le passage et la marque du temps. Peut-être aussi faut-il songer à On Kawara qui peignait chaque jour la date du jour et écrivait à ses amis I still alive, même si la poésie de Jacques Abeille n’est pas conceptuelle.
Pour conclure un bref instant, ce livre de Jacques Abeille, qui vient de remporter le prix Jean Arp de Littérature Francophone 2015, m’a permis de découvrir une sorte de peinture figurée du temps et de la littérature, le temps comme possibilité de langage et la figure comme possibilité de l’art. Comme on dit parfois que « la peinture est un art de la vieillesse », je crois pouvoir dire que « la poésie elle aussi est un art de la maturité ». Et c’est cette maîtrise qui rend la poésie de Jacques Abeille si intense.
Didier Ayres
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