Persuasion, Jane Austen (par Didier Smal)
Persuasion, Jane Austen, Folio Éditions spéciales, novembre 2023, trad. anglais, Pierre Goubert, 432 pages, 14 €
Ecrivain(s): Jane Austen Edition: Folio (Gallimard)
Célébrons d’abord l’objet : une couverture cartonnée couverte d’une fine couche de velours gaufré bleu, et un ruban de même couleur en guise de signet. Ouvrir Persuasion dans cette belle édition, c’est s’abstraire quelque peu du monde de l’édition moderne pour retrouver le goût de lire un bel objet – quand bien même on est conscient de l’aspect commercial de cette proposition, qui donne un sentiment de luxe et d’ancien, voire de précieux. Nonobstant, c’est un beau flacon pour une belle ivresse littéraire, celle offerte par le dernier roman achevé par Jane Austen – et pourtant le plus négligé par la critique parmi l’œuvre de l’Anglaise.
L’histoire, comme toujours chez Austen, peut sembler complexe en ceci qu’elle met en présence de nombreux personnages avec des interactions fluctuantes, mais elle se résume comme suit : Anne Elliot, âgée de vingt-sept ans, a autrefois éconduit, sur les conseils de son amie Lady Russell, Frederick Wentworth parce qu’il n’était qu’un jeune officier de la Royal Navy à l’avenir incertain (« Elle avait renoncé à lui pour obliger les autres. Elle avait succombé à la persuasion. Elle avait été pusillanime et timorée ») ;
huit ans plus tard, en 1814, elle le revoit suite à un concours de circonstances, et après de multiples atermoiements et incidents (dont la cour très intéressée d’un cousin qui s’avérera abject), elle s’aperçoit que « son cœur pour le moins était en train de lui revenir, que la colère, le ressentiment, le désir de l’éviter n’étaient plus de saison, que leur succédaient non seulement l’amitié et l’estime, mais la tendresse, oui, quelque chose de la tendresse d’autrefois. Elle ne pouvait voir moins dans ce changement : il devait l’aimer ». Bref, cette histoire se finit bien, même si Austen se prémunit contre toute critique relative à la moralité, puisque c’est l’Angleterre bourgeoise de 1817 qui va recevoir ce roman : « Qui peut douter de ce qui suivit ? Lorsque deux jeunes gens se mettent en tête de se marier, ils sont presque assurés, à force persévérance, de parvenir à leurs fins, aussi démunis qu’ils soient, aussi imprudents, aussi peu nécessaires en définitive, à ce qu’il semble, au bien-être l’un de l’autre. Il se peut que la morale perde à une conclusion de ce genre, mais je crois qu’elle respecte la vérité ».
Il serait plus exact de dire qu’il s’agit d’une « vérité » typiquement romantique, en ceci qu’elle correspond à l’émergence de l’individualisme en amour, ainsi que Eva Illouz a pu le démontrer dans ses essais. Et romantique, Persuasion l’est. Outre qu’il proclame la primauté du sentiment sur les convenances, et ce aussi dans la relation entre Benwick et Louisa, il raille aussi gentiment l’attachement à des valeurs propres à la petite aristocratie, tournée en dérision au travers du personnage de « Sir Walter Elliot, du château de Kellynch, dans le Somerset, [qui] était un homme qui, pour se distraire, ne choisissait jamais d’autre livre que la Liste des Baronnets ». Mais romantique, ce roman l’est aussi par la teneur de certaines conversations, où il est question de Lord Byron et Walter Scott, et par sa description des paysages, en particulier celui « des charmes aux environs immédiats de Lyme » et « les sites avoisinants ». C’est dans un décor semblable, bien plus que dans les rues de Bath, que doivent ressusciter des sentiments, semble dire Jane Austen.
On mentionne Bath, parce que environ la moitié du roman s’y déroule : Sir Walter Elliot, piètre gestionnaire de ses avoirs, a en fait dû louer Kellynch (aux Croft, qui amènent Wentworth dans leurs bagages – ah ! la mécanique parfaite des romans de Jane Austen !…), et partir s’établir dans la ville balnéaire. C’est pour l’autrice l’occasion rêvée de croquer la bonne société de cette petite ville provinciale, les invitations reçues et envoyées qui sont comme des couronnements sociaux, avec une attention particulière portée à la hiérarchie et à la bienséance – bien plus qu’à la bienveillance. Le problème étant qu’un titre de baronnet vaut désormais moins, sur le plan de la fortune, que celui de capitaine ou d’amiral : bouleversement d’une Angleterre où la tradition séculaire est bousculée par l’arrivée d’officiers d’une marine victorieuse. De même, la vie mondaine à Bath, en particulier autour de la cousine Dalrymple, à qui il faut faire sa cour, se tient à l’écart de tout amusement, en particulier le théâtre, jugé trop populaire. Aristocratie, semble dire Austen, engoncée dans ses discours et son passé, et donc destinée à disparaître – c’est peut-être le sens du mariage d’amour réalisé par Anne.
Toutes ces thématiques, qui sont le fond de Persuasion, sont traitées avec une grande douceur, au travers de personnages principaux attachants, respirant la positivité, éveillant l’empathie voire la sympathie du lecteur – qui a tôt fait de s’agacer de Mary l’hypocondriaque ou de Miss Clay l’intrigante, à qui Austen attache peu d’importance. Le traitement est aussi celui de la légèreté, d’une relative insouciance, voire d’un humour qui peut, lorsqu’il s’agit de considérer la petite société bourgeoise ou aristocratique, se teinter de noirceur ; ainsi, lorsque Wentworth et Anne se retrouvent dans la même pièce, Austen se montre sans pitié pour Madame Musgrove, voisine des Elliot : « Ils se retrouvaient effectivement sur le même sofa, car Mme Musgrove s’était empressée de lui faire de la place. Ils n’étaient séparés que par cette dernière. L’obstacle n’était nullement à dédaigner. Mme Musgrove était de vastes et solides proportions ; la nature l’avait faite infiniment plus capable d’exprimer la gaieté et l’entrain que la tendresse et l’émotion ».
Comme on l’a déjà fait pour Emma ici même, on peut célébrer la traduction de Pierre Goubert, qui rend à la perfection les inflexions de la langue d’Austen en un français fluide, malgré une tendance à modifier la ponctuation ; qu’on en juge par la version originale des phrases citées ci-dessus : « They were actually on the same sofa, for Mrs. Musgrove had most readily made room for him ; – they were divided only by Mrs. Musgrove. It was no insignificant barrier indeed. Mrs. Musgrove was of a comfortable substantial size, infinitely more fitted by nature to express good cheer and good humour, than tenderness and sentiment ». Outre une traduction plus que plaisante, on peut noter une préface signée Christine Jordis (à lire après le roman, afin de confronter ses propres impressions à celles de Jordis) et un « Dossier » contenant entre autres la traduction de chapitres supprimés ; en bref, ce volume chez Folio offre le même contenu que l’édition en la Pléiade, sans l’inconfort d’une typographie minuscule et un papier bible un rien trop précieux.
Toutes les conditions sont réunies pour accorder quelques délicieuses soirées à Persuasion, ultime publication anthume de Jane Austen, qui n’a pas l’aura d’Emma, Mansfield Park ou Orgueil et préjugés, mais ne démérite en rien. Au contraire : il semble un léger départ par rapport à la façon d’écrire et d’envisager les personnages pour Jane Austen et, si son œuvre n’avait pas été interrompue si tôt par son décès, il ferait peut-être aujourd’hui figure de pivot vers une autre manière. Mais ça, c’est de la critique littéraire uchronique ; contentons-nous de nous laisser persuader.
Didier Smal
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