Périclès, La démocratie athénienne à l’épreuve de grand homme, Vincent Azoulay
Périclès, La démocratie athénienne à l’épreuve de grand homme, Armand Colin, 2010, 280 pages, 18 €
Ecrivain(s): Vincent Azoulay
« Une trajectoire biographique complexe dont il est difficile de cerner toutes les sinuosités ». Aux premières pages de sa parcimonieuse étude consacrée à Périclès, Vincent Azoulay aborde sous ce trait prudent la révélation du grand stratège athénien du Ve siècle avant J.-C. Une approche de l’acteur politique puis une savante revue de sa perception historique aideront pourtant ici l’auteur à éclaircir l’ombre qui obscurcit encore, 2500 ans après lui, l’image et l’action de ce très symbolique édificateur du Parthénon surnommé « l’Olympien ». Sans doute est-ce ainsi, parce qu’il souleva autour de lui et à travers le temps quantités de conjectures et projections idéalistes, que ce charismatique arpenteur de l’agora et du quartier du Céramique se retrouva bientôt figé en sculpture de marbre civique. Sur des colonnes virtuelles mais élevant au ciel la longue architrave de nos civilisations occidentales, devinrent alors cariatides soutenant notre idéal, tant l’œuvre doctrinale de la Grèce classique que son plus illustre maître d’art. Thucydide essentiellement, mais aussi Plutarque après, lui auront fait de cet ensemble architectural le socle mythique de notre sociologie continentale.
A sa manière, posé, assuré et raisonné, rigoureux et recourant parfois à une subtile dérision, l’historien Vincent Azoulay éclaire ici d’un savoir renseigné et d’une écriture souple les tenants et aboutissants d’un héritage culturel remontant aux aurores de nos systèmes politiques. Par Périclès interposé, la lumière de ce travail original irradie en effet un mode rapporté à sa genèse et à sa paternité présomptive mais soumis aux interprétations du temps : la démocratie. De quoi doucher à coup sûr un nombre conséquent de préjugés et d’idées embellies, aussi une très ancrée forme de culte dédié au grand Alcméonide réputé pour ses inflexions publiques à l’échelle d’une cité-Etat devenue emblématique.
Hormis pour les premières décennies de son existence, et tout au moins dans leur tendance, les épisodes de vie du grand stratège athénien paraissent aujourd’hui assez bien définis. Hérodote déjà, Platon et Aristote ensuite mais surtout Thucydide ou Plutarque bien après lui en auront été, de manières différentes, les éclairants rapporteurs. Renvoyant le néophyte à l’« océan d’une historiographie pléthorique » qui caractérise nos savoirs maintenant gagnés sur le sujet de Périclès ou de son environnement, Vincent Azoulay se contente ici de signaler (en quatre pages) les points marquants du parcours de celui qui devint à la fois homme politique et chef militaire de premier plan vers le milieu du Ve siècle athénien.
Né vers -494, après Mégaclès, après Clisthène (réputé premier instigateur de la démocratie) puis à la suite de son propre père Xanthippe, tous de la lignée des Alcméonides, ainsi en continuateur dynastique, Périclès comptait dès lors parmi les eupatrides (nobles) que la réforme athénienne de -507 désignait presque d’emblée aux charges d’édilité. « … S’ouvrit une séquence d’une trentaine d’années, durant laquelle Périclès joua manifestement les premiers rôles dans la cité » nous dit l’auteur. Eu égard à ce positionnement, se développait cependant une manifeste compétition entre plusieurs clans d’importance comparable. « Il (Périclès) essuya d’abord les attaques de tous ceux qui, menés par Thucydide d’Alopékè, un parent de Cimon, s’opposaient à la montée en puissance du peuple (dèmos) dans la cité ». L’emporter sur de plus coriaces adversaires laisse entrevoir chez Périclès des qualités persuasives que le précieux « art rhétorique » qu’on lui attribua prioritairement ne saurait entièrement recouvrir. Une sorte d’assez puissant pragmatisme couronné d’une manière anticipée de stoïcisme paraît expliquer ce qui le distingua vraiment. A cet égard, non mieux que cette étonnante péripétie relatée par Plutarque saurait (si elle est vraie) dévoiler la formidable personnalité du premier des Athéniens. « Accablé d’outrages » un jour entier par l’un de ses détracteurs, « individu particulièrement vulgaire » nous dit l’historien, Périclès rentre de l’agora chez lui au soir venu. Se poursuit ainsi le conte : « l’autre le suivait et lui lançait toutes les injures possibles. Avant d’entrer chez lui, comme il faisait déjà nuit, il ordonna à l’un de ses serviteurs de prendre une lampe pour raccompagner l’homme et le reconduire chez lui » (p.58).
V. Azoulay énumère dans un recensement rapide les crédits concrètement rapportés à l’œuvre péricléenne : « …Périclès entra en scène, peut-être en tant qu’accusateur de Cimon, en 463 av. J.-C. /…c’est sous son impulsion que les magistratures les plus prestigieuses furent ouvertes aux citoyens les plus pauvres / C’est encore à l’initiative de Périclès que furent mises en place les premières indemnités de participation à la vie civique, les misthoi / A partir de la fin des années 450, les jurés des tribunaux athéniens furent rétribués de façon à ce que les moins fortunés fussent en mesure de siéger lors des procès / Périclès prit l’initiative d’une politique de grands travaux [], érection du Parthénon, entre 447 et 438 [] il acheva la construction des Longs Murs qui reliaient la ville à son port, le Pirée, et développa la flotte de guerre ». Entre les classes sociales découpées du haut en bas en quatre parts,pentacosimédimnes (les fortunés), hippeis (les cavaliers), zeugites (détenteurs d’un couple de bœufs) etthètes (sans propriété), on ne saurait tellement comprendre autrement qu’appartenant à la première catégorie, Périclès se montra soucieux d’un resserrement des droits des citoyens et d’un plus grand partage de la richesse entre eux. En cela se verrait assurément quelque première inflexion démocratique.
En cela également, le grand stratège qui valorisait pendant ce temps les thètes (les plus pauvres) tout en leur octroyant le génie de la flotte athénienne ne tarderait pourtant pas à essuyer aussi de plus sévères critiques. Archontes de l’Aréopage bientôt dépossédés de prérogatives majeures, concessions aux couches inférieures estimées abusives par les autres, train de dépenses somptuaires affectées à des travaux de prestige (le Parthénon bâti en moins de dix années). En d’autres termes : luxe, blâme (certes pour un temps) et démagogie ! De multiples angles d’attaque surgirent en effet autant d’ennemis politiques (Cimon, Tolmidès) que de réputés littérateurs ou auteurs satyriques renommés (Cratinos, Stésimbrote de Thasos, Ion de Chios et surtout Aristophane), que de philosophes d’obédience socratique… Des poursuites seront même intentées contre certains proches du magistrat longuement réélu : « le philosophe Anaxagore, sa compagne Aspasie, ou le sculpteur Phidias » nous dit V. Azoulay.
On oublierait trop vite que les agressions extérieures, sous le jour des deux guerres médiques (-490/-480), auront pesé sur l’extension du rôle militaire intervenu dans le pourtour de l’Attique. Cela priverait alors de comprendre la qualité devancière et spécifique de stratège qui commua finalement Périclès en meneur de la politique prédominant. Cela serait également se priver de voir combien, facteur essentiel sur lequel reposa bientôt l’action péricléenne, la ligue de Délos détermina amplement l’orientation d’Athènes et sa période faste connue jusqu’à sa longue guerre contre le Péloponnèse. Esclaves et Métèques restaient pourtant bien ceux qui, pendant ce temps, ne comptaient que pour du labeur et restaient sans accès à la citoyenneté. Le pillage délibéré du butin collectif soudain importé de Délos n’aura d’ailleurs réfréné Périclès d’aucun scrupule. Il deviendra même sans pitié pour les révoltés insulaires, ses alliés bientôt commués en ennemis. La machine de l’ostracisme, cette fois bien huilée, semblera tout autant fonctionner à merveille. Comment alors Périclès, nanti parmi les nantis, défenseur du rite de l’ekklésia et colonisateur sans vergogne de ses associés se débarrasserait-il de l’image confusionnelle d’un « tyran », tout au moins à partir du sens que ce mot détenait un siècle auparavant, celui de « dirigeant » ?
Au cours des deux millénaires écoulés, Périclès aura fait l’objet de tout un ressort d’analyses qui lui furent tantôt favorables ou désobligeantes. En passant par Montaigne et Voltaire jusqu’aux étonnantes exploitations hitlériennes de la cause péricléenne, l’historien auteur de ce livre explore un champ appréciable d’informations permettant d’observer avec recul et sagesse ce qui fonderait véritablement quelque raison d’honorer ou d’honnir le légataire présumé d’une forme d’expression sociale et politique aujourd’hui maintenue sous son appellation originelle de démocratie. Qui soupçonnait déjà qu’autour du mythe de nos sources suprêmes s’étaient greffés tant de tumultes et d’imperfections endémiques ? Il est pourtant agréable encore de se remémorer la voix déclinante mais enthousiaste de Madame de Romilly faisant l’éloge vibrant du stratège athénien, bâtisseur de temple et d’odéon, chorège et promoteur de théâtre, orateur funèbre solennel et éloquent. Au sens où Périclès amena tout ou partie son peuple au partage des richesses, il fut assurément un « démagogue ». Il reste ainsi à savoir en quoi ce mot induirait le franchissement de la vertu au vice…
Après Claude Mossé à travers son plus récent ouvrage (Regards sur la démocratie athénienne, 2013) ou peut-être également après Mogens H. Hansen (La démocratie athénienne, 1993), Vincent Azoulay nous offre ici assurément, au sujet de cet héritage lointain profitable à notre culture actuelle, un tour d’horizon pointu et propice invitant au meilleur discernement. Un travail d’historien impeccable en même temps qu’une formidable matière de réflexion sur nos références courantes.
Vincent Robin
Ouvrages de Vincent Azoulay :
1) Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, 512 p. Prix de l’Association des études grecques 2005.
2) Périclès. La démocratie à l’épreuve du grand homme, Paris, Armand Colin, Nouvelles biographies historiques, 2010, 277 p. Prix du livre d’histoire du Sénat 2011
2bis) Pericles of Athens, Princeton University Press, Princeton, 2014 (translated by Janet Lloyd, with a foreword by Paul Cartledge), 312 p.
3) Les Tyrannicides d’Athènes. Vie et mort de deux statues, Paris, Le Seuil, L’univers historique, 2014, 372 p.
Direction d’ouvrages collectifs :
4) (co-éditeur avec Patrick Boucheron), Le mot qui tue. Les violences intellectuelles de l’antiquité à nos jours, Paris, Champ Vallon [collection Epoque], 2009, 384 p.
5) Xénophon, numéro spécial des Cahiers des études anciennes, 45, 2008, 212 p. [En ligne], XLV | 2008, mis en ligne le 22 mars 2010
6) (co-éditeur avec Paulin Ismard), Clisthène et Lycurgue d’Athènes. Autour du politique dans la cité classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 406 p.
7) (co-éditeur avec F. Gherchanoc et S. Lalanne), Le banquet de Pauline Schmitt Pantel. Genre, Mœurs et politique dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 585 p.
8) (co-éditeur avec A. Damet), Maudire et mal dire, paroles menaçantes en Grèce ancienne, Cahiers « Mondes anciens », 5 (2014)
9) Politique en Grèce ancienne, Annales HSS, 69e année, 3 (2014)
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