Pereira Prétend (Sostiene Pereira, 1994), Antonio Tabucchi (par Léon-Marc Levy)
Pereira Prétend (Sostiene Pereira, 1994), Antonio Tabucchi, 10/18. Trad. De l’italien par Bernard Comment, 213 p.
Ecrivain(s): Antonio Tabucchi Edition: Folio (Gallimard)
Antonio Tabucchi prétend avoir écrit ce livre. Mais rien n’est sûr avec l’écriture. Quand un héros prétend dire et faire ce que l’auteur raconte, on peut supposer que l’auteur prétend être l’auteur. Au-delà de ce petit tourbillon malicieux il ne faut pas se tromper : on est au cœur d’une des interrogations centrales de la littérature : quelle est la part de la tromperie, de l’illusion dans le roman ? On peut répondre que tout roman n’est que tromperie et illusion mais ce serait bien simpliste : tout roman charrie une large part de vérité, qu’elle vienne de la vie de l’auteur ou d’événements, historiques par exemple. Et Antonio Tabucchi tisse la toile du roman dans l’interrogation sur l’acte littéraire, en posant la question vertigineuse de l’abyme dans l’écriture, du jeu de poupées russes que la fiction permet, à la manière de la syntaxe emboitée des rêves.
Pereira s’endormit presque tout de suite. Il fit un beau rêve, un rêve de sa jeunesse, il était sur la plage de la Granja et il nageait dans un océan qui ressemblait à une piscine, et au bord de cette piscine se trouvait une jeune fille pâle qui l’attendait avec un essuie-mains entre les bras. Puis il revenait de sa baignade et le rêve continuait, c’était vraiment un beau rêve, mais Pereira préfère ne pas dire comment cela continuait, parce que son rêve n’a rien à voir avec cette histoire, prétend-il.
Dans le cas de Pereira c’est clairement le double de Tabucchi se mouvant dans le Lisbonne de 1938, en pleine période de montée des fascismes, italien, allemand et espagnol. L’histoire et l’Histoire sont donc sources incontestables de vérité, mais Pereira, peut-être, est source de mensonges.
En choisissant la forme du procès-verbal, Tabucchi adopte le doute nécessaire du rédacteur. Il met à distance sa propre narration comme le ferait un commentateur sceptique, voire paranoïaque et c’est là, précisément, que le procédé rejoint le propos : dans le Portugal de Salazar, l’Espagne de Franco, l’Italie de Mussolini, l’Allemagne d’Hitler tout discours, tout geste, est a priori suspect. L’effet de ce choix narratif est la mise en doute radicale du citoyen, la suspicion structurelle de tout régime totalitaire pour qui tout individu est un danger potentiel.
Et l’aventure de Pereira est une illustration de cette potentialité subversive d’un esprit. Le cheminement du héros constitue une métamorphose progressive : Pereira, journaliste obscur de la page culturelle d’un obscur quotidien lisboète, personnage certes cultivé mais falot, mollasson, pleutre ressemble à tous ces Portugais « silencieux » qui acceptent sans mot dire la dictature épouvantable de Salazar. Sa rencontre avec un jeune intellectuel va d’abord l’irriter, puis le bousculer et, enfin, le transformer. Au cœur des mécanismes totalitaires, la soumission est le principal rouage. L’illustration en est la pastorale éternelle : les moutons aiment leur berger, les opprimés aiment leurs oppresseurs. En embauchant le jeune homme pour des nécrologies dans sa page culturelle, et en rencontrant de ce fait des jeunes gens engagés dans la lutte anti fasciste, Pereira va entamer un processus inconscient qui va le mener, sans même qu’il s’en rende compte, à la conscience civile et à l’engagement.
De sa page culturelle et ses articles littéraires fait un refuge, un abri contre les bruits sinistres du monde. Balzac, Maupassant et d’autres encore peuplent son ciel. Même les grondements de l’Europe passent par les figures littéraires de Garcia Lorca, de D’Annunzio, avec une passion avouée pour Mauriac et Bernanos. Pereira est un solitaire radical, recroquevillé sur ses rares passions.
Ecoutez mademoiselle, répliqua-t-il, je ne suis ni des vôtres ni des leurs, je préfère me débrouiller seul, du reste je ne sais pas qui sont les vôtres et je ne veux pas le savoir, je suis un journaliste et je m’occupe de culture, j’ai à peine fini de traduire un récit de Balzac, je préfère ne pas être au courant de vos histoires, je ne m’occupe pas des faits divers. Marta but une gorgée de vin de Porto et dit : nous, nous ne défrayons pas la chronique des faits divers, doutor Pereira, et ça j’aimerais bien que vous le compreniez, nous, nous vivons l’Histoire. Pereira but à son tour son verre de porto et répliqua : écoutez mademoiselle, l’Histoire est un grand mot, j’ai moi aussi lu Vico et Hegel, autrefois, ce n’est pas une bête qu’on peut domestiquer. Mais peut-être n’avez-vous pas lu Marx, objecta Marta. Je ne l’ai pas lu, dit Pereira, et ça ne m’intéresse pas, j’en ai assez des écoles hégéliennes, et puis, laissez-moi vous répéter une chose que j’ai déjà dite auparavant : je ne pense qu’à moi et à la culture, c’est ça mon monde.
Ainsi Pereira garde-t-il tous les articles, fortement marqués politiquement, de son jeune collaborateur, tout en les déclarant « impubliables ». On entend bien que ce rejet des échos du monde cache une parfaite conscience du réel derrière la Verneinung protectrice que le personnage affiche. On devine peu à peu que cet homme replié, fermé va s’ouvrir au monde, advenir enfin, éclore à la lumière.
Ode à la solidarité humaine, à la liberté, à l’intelligence des hommes, Pereira prétend est aussi une ode à Lisbonne, la belle, la chaleureuse, l’accueillante avec ses bistrots, le vin de Porto et ses omelettes aux herbes. Avec sa lumière aussi, comme une métaphore du chemin de Pereira. Comme il pourrait le prétendre.
Léon-Marc Levy
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