Penser le communisme, Thierry Wolton (par Gilles Banderier)
Penser le communisme, Thierry Wolton, octobre 2021, 276 pages, 20,90 €
Edition: Grasset
On doit à Thierry Wolton une Histoire mondiale du communisme, en trois forts volumes, véritable somme sur cette idéologie qui assombrit un siècle que certains, et non des moindres, annonçaient glorieux (on s’édifiera en relisant la section « Vingtième siècle » de la Légende des siècles : « Comme une éruption de folie et de joie, / Quand, après six mille ans dans la fatale voie, / Défaite brusquement par l’invisible main, / La pesanteur, liée au pied du genre humain, / Se brisa ; cette chaîne était toutes les chaînes ! / Tout s’envola dans l’homme, et les fureurs, les haines, / Les chimères, la force évanouie enfin, / L’ignorance et l’erreur, la misère et la faim, / Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres »). Si monstrueux fût-il, le nazisme (qui se revendiquait également du socialisme) dura douze ans et disparut sous les bombes. Ses principaux dirigeants se firent justice, furent exécutés ou allèrent se tapir en Amérique du Sud et plus personne n’ose s’en revendiquer publiquement. Le communisme, en revanche, paraît se porter aussi bien que possible.
Il existe, à peu près dans tous les pays du monde, des formations politiques qui s’en réclament et plusieurs États sont dirigés par des gouvernements se disant communistes, à commencer par le pays le plus peuplé de la planète. Depuis plus d’un siècle, on a tenté d’instaurer le communisme sous toutes les latitudes (de telle sorte qu’on ne peut invoquer les différences culturelles pour justifier son échec) et, invariablement, la catastrophe a été au rendez-vous. Personne n’a jamais pu expliquer pourquoi, alors que le nazisme eut une durée de vie assez brève et demeura un phénomène unique, le communisme, lui, se maintint en Europe pendant trois quarts de siècle et, surtout, produisit des tyrans d’une variété, d’une longévité et d’une nocivité exceptionnelles. Fors l’idéologie, il n’y eut en effet rien de commun entre Honecker, Tito, Enver Hoxha ou Khrouchtchev, pour ne parler ni de Mao, ni de Kim-Il-Sung. Il n’existe aucun exemple de pays où les recettes marxistes-léninistes aient été appliquées et qui ait connu les lendemains radieux annoncés. À l’exception de Ceauşescu, tous les dirigeants communistes sont morts dans leur lit (ou leur canapé, ou leur wagon de chemin de fer), y compris les pires fauves de cette ménagerie. Il n’y a jamais eu de Nuremberg du communisme.
C’est précisément cette capacité à projeter sans cesse sa réalisation dans l’avenir (sauf accident cosmique, il y aura toujours un lendemain, même si, individuellement, nul n’est assuré de le voir) qui explique la survie de l’idéologie communiste, en dépit de l’expérience et du bon sens : « […] L’utopie, inaltérable, rend le réel négligeable » (p.10). Il n’est pas difficile de comprendre que l’oumma islamique, avec son égalitarisme de principe, n’est que le nouvel habit de ce vieux rêve. Thierry Wolton montre comment le communisme a su donner forme à des aspirations très anciennes, aussi vieilles sans doute que l’être humain. De manière moins vague, cette idéologie s’est proposé de dépasser et d’annuler à la fois le judaïsme et le christianisme (le thème messianique est strident dans les Manuscrits de 1844) et le parallèle s’impose avec ce que s’efforce de faire la révélation coranique.
Penser le communisme se présente comme le bilan d’une série d’ouvrages commencée dans les années 1970, à une époque où rares étaient ceux qui pensaient que le « bloc de l’Est » s’effondrerait avant la fin du siècle. Avec intelligence, clarté et lucidité, Thierry Wolton examine les fondements de l’illusion communiste, en premier lieu la croyance selon laquelle demain sera mieux qu’aujourd’hui ; une croyance indéracinable (qui voudrait d’une vie où l’on saurait qu’on se dirige vers le pire, même si c’est le cas ?), consubstantielle à la nature humaine, dont la force a été mise au service du « pire des systèmes politiques jamais inventé » (p.275), même si celui-ci paraît avoir perdu sa capacité mobilisatrice (« le pire héritage du communisme est peut-être d’avoir tué, avec l’homme, l’espoir », p.188). Mais, s’il est dans la nature humaine de croire que demain sera meilleur, il est également inscrit dans cette nature que l’être humain n’a rien d’un insecte social, sur le modèle des termites, seul exemple – peut-être – de société communiste fonctionnelle.
Gilles Banderier
Thierry Wolton est l’auteur, entre autres, d’Une histoire mondiale du communisme (Grasset, 2015-2017), couronnée par le Prix Jan Michalski de littérature 2017 et le Prix Aujourd’hui 2018.
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