Penser la perception, Jean Daive (par Charles Duttine)
Penser la perception, Jean Daive, L’Atelier contemporain, février 2022, 320 pages, 25 €
La prose du monde.
De par son titre, cet ouvrage volumineux de Jean Daive vise tout un programme et en même temps il soulève une somme de difficultés. Vaste programme, en effet, que d’envisager le monde qui est là devant nous, d’en rendre compte, de le « penser » et de savoir lire nos sensations dans toutes leurs richesses. Mais, difficulté majeure, comment peut-on traduire ce monde complexe dans lequel nous baignons ? Peut-on le « penser » comme tel ? « Penser » et « perception » ne sont-ils pas deux mots antinomiques ? Peut-on ranger la perception sous l’ordre de l’entendement ou d’une quelconque faculté intellectuelle ? N’est-ce pas alors enrégimenter ce que nous sentons, le calibrer, biffer tout ce qui fait sa variété ? Vouloir introduire la pensée reviendrait alors à définir la perception comme un exercice du jugement tel que le souhaitait la philosophie classique, de Descartes à Alain.
Si l’on veut saisir le phénomène de la perception, faut-il d’ailleurs aller voir du côté des philosophes comme Guillaume D’Ockham, Condillac ou Merleau-Ponty ? L’ambition de cet ouvrage est de se rallier plutôt du côté des artistes et de se frotter à leurs pratiques. Qui mieux que les photographes, les cinéastes, les écrivains et les peintres pour « penser cette perception », eux qui sont attentifs à sa profondeur, l’expriment et jouent avec elle ? Le livre de Jean Daive propose ainsi des entretiens multiples que l’auteur a conduits sur plusieurs décennies. Ce livre, nous dit-il, est un « roman », un parcours en plusieurs « épisodes » dans l’univers de grandes figures de la création contemporaine, et dont on sort grandi. Cette question de la perception sous-tend toutes ces interviews, celle du monde qui nous entoure, la manière d’aborder le réel mais aussi les œuvres, la façon de créer et leur pourquoi. Ainsi, l’auteur a-t-il soumis à ses questions des personnalités aussi diverses que Jean-Marie Straub et sa compagne, Jean-Luc Godard, Jana Sterbak, ou encore Helmut Newton et tant d’autres. On retiendra l’intérêt de la plupart de ces rencontres, des entretiens qui se sont révélés enthousiasmants et vraiment enrichissants. D’autres plus décevants, plus ennuyeux, il faut le reconnaître, Marguerite Duras, par exemple, ponctuant son propos de nombreux silences avec beaucoup de « Mmmm… ».
On s’arrêtera sur le questionnement de Jean Daive adressé à ses différents interlocuteurs, des interrogations qui suivent le fil de l’entretien mais qui peuvent paraître redondantes, un peu toujours les mêmes, comme il le reconnaît lui-même. Mais loin d’être une faiblesse, cela traduit une profondeur, une constance, une acuité. Un questionnement l’habite, celui de l’image, de son statut et de ses multiples rapports, notamment à l’écriture, au temps, à l’instant, au mot. Sur ce dernier point Jean Daive écrit dans son avant-propos « Détresse du mot et (la) magie de l’image ». Remarque corroborée par Gérard Garouste qui lors de son interview dit : « Je pense que le vrai sujet de la peinture ne passe pas par les titres. Je pense que la peinture commence là où les mots s’arrêtent », ou encore « Je crois que la peinture c’est comme ça que ça fonctionne. C’est qu’à un moment donné on ne peut plus, on n’est frustré de mots, on est dans l’impossibilité de s’exprimer et c’est devant cette impossibilité que les gestes commencent », et d’évoquer les dessins d’enfants qui pallient le déficit de mots.
De tous ces parcours, on retiendra aussi des propos pertinents, d’autres marquants ou bien certains franchement surprenants. Plusieurs des interlocuteurs de Jean Daive mettent l’accent, par exemple, sur l’œil, le regard de l’artiste. Ainsi des photographes et des cinéastes bien entendu. Joris Ivens se présente comme celui qui fut un « témoin », « à l’écoute » du monde et « toujours prêt pour le hasard ». On note aussi les propos de Bernard Blossu qui se définit de la façon suivante : « Le photographe est toujours en éveil, en perception constante. Il passe son temps à observer l’évidence », cette évidence qui est le réel et que tout un chacun ne saisit pas toujours. Ou encore Gisèle Freund : « Je dirais que je suis comme un traducteur, un traducteur doit savoir écrire lui-même pour faire de bonnes traductions. Et c’est cela un bon photographe. Il traduit quelque chose mais s’il a l’œil, il verra : il sera différent ». Un photographe-voyant, donc… Et du côté des poètes, on y retrouve une perception proche de la contemplation. Ainsi Francis Ponge, à propos de son texte « Le pré et la fabrique du pré », confie qu’il a reçu ce pré « comme un bienfait ». Son regard, il le qualifie de « considération », étymologiquement cette façon de regarder les étoiles (sidereus : relatif aux astres). Savoir s’abîmer dans le spectacle qu’offre le monde, telle devrait être la posture du poète. Une leçon à retenir.
Et pour approfondir cette question du rapport au réel et de son appropriation par la création, on évoquera ces réflexions déroutantes de Jean-Michel Alberola, artiste « inclassable » comme le qualifie Jean Daive. A la question du caractère « brûlant » de la peinture, vécu comme « une chose interdite », l’artiste répond : « D’abord c’est un sale métier… Le peintre est celui qui tue le modèle je pense, on est dans le meurtre sans arrêt. Se lever, se réveiller le matin avec l’idée de meurtre, n’est pas réjouissant, s’endormir pareil, c’est un sale métier parce que nous sommes des assassins. Nous sommes des cannibales de ce que nous voyons, de ce que nous éprouvons… ».
Que retenir de tous ces parcours sinon que le monde nous parle ? Sa prose est étonnamment vivante, complexe, foisonnante et chaotique. Sachons l’écouter même si elle est désordonnée et déconcertante. Et surtout sachons accorder une place à ceux qui passent leur temps à tenter de traduire cette prose, de la dévoiler ou encore de la déchiffrer, c’est là l’une des grandes leçons de ce livre.
Charles Duttine
Né en 1941, Jean Daive est connu pour son travail d’homme de radio à France-Culture, où il anima, entre 1975 et 2009, les émissions Nuits magnétiques (avec Alain Veinstein) et Peinture fraîche (1997-2009). Il est l’auteur d’une vaste œuvre écrite qui embrasse à la fois le roman, la poésie et la critique. Sa bibliographie compte en particulier trois cycles publiés chez POL : Narration d’équilibre, la Condition d’infini et Trilogie du temps. Il a également proposé plusieurs traductions (Paul Celan, Robert Creeley, Norma Cole). Au fil des années, il a fondé et dirigé plusieurs revues : Fragments (Brunidor, 1970-1973) ; fig., (Fourbis, 1989-1992) ; Fin (galerie Pierre Brullé, 1998-2006) ; et Koshkonong (Eric Pesty éditeur, 2013). Depuis 2001, il préside le Centre international de poésie Marseille.
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