Penser avec Marc Fumaroli, Antoine Compagnon (par Gilles Banderier)
Penser avec Marc Fumaroli, Antoine Compagnon, Librairie Droz (Genève), juin 2023, 218 pages, 42 €
Ecrivain(s): Antoine Compagnon
Motus in fine velocior, dit le vieil adage scolastique. De plus en plus malade, Marc Fumaroli a vécu ses dernières années dans une frénésie de publications, qu’il s’agisse de livres-bilans, comme Partis pris, Littératures, esthétique, politique (Bouquins Laffont) ou Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime, mais également d’un ouvrage neuf, Dans ma Bibliothèque, paru après sa mort, et dont Antoine Compagnon écrit, faisant écho à ses propres recherches (La Vie derrière soi, Fins de la littérature), qu’il « s’offre l’audace géniale des œuvres ultimes » (p.11).
En cinquante années de vie intellectuelle (il participa dans les années 1970 à la fondation de la Revue Contrepoint, avec Raymond Aron. Il y publia son premier article, en 1971, sur la crise universitaire), Marc Fumaroli eut un parcours académique à la fois impeccable (il collectionna les titres, les honneurs, les récompenses) et paradoxalement sinueux, puisqu’il partit d’une thèse (jamais écrite en tant que telle) consacrée à Corneille, laquelle se métamorphosa en un maître-livre sur la rhétorique, L’Âge de l’éloquence (1980), qui fonda à lui seul une discipline.
Avant de creuser ce sillon, non sans bifurquer vers l’histoire littéraire (bien au-delà du XVIIe siècle, avec son livre sur Chateaubriand, ses éditions de Huysmans et de Maurice de Guérin), l’histoire des arts, la théorie des images (Paris-New York et retour, Voyage dans les arts et les images constitue un autre maître-livre), sans négliger le combat politique, avec L’État culturel, qui n’attaqua pas seulement Jack Lang (lequel envoya son lansquenet Pierre Bergé porter la réplique), mais tous ses prédécesseurs depuis Malraux, voire Colbert, et tous ses successeurs, ou les polémiques contre la « nouvelle » Bibliothèque nationale. De même que Dumézil agaçait les historiens de Rome en convoquant depuis Istanbul (qui fut jadis l’autre Rome) les ombres des Indiens, des Scythes et des peuples oubliés du Caucase, Marc Fumaroli réfléchissait à la tradition européenne depuis ce promontoire de l’effondrement civilisationnel occidental que sont les États-Unis.
Très étrangement ou au fond très normalement, ces bifurcations incessantes – les grincheux parleraient d’éparpillement ou de dispersion (on a beau chercher un rapport entre Corneille et Warhol, on n’en voit pas) – ne nuisent pas à la cohérence de l’ensemble, parce que celle-ci ne provient pas des objets, mais du sujet, du peintre et non de ses modèles. Au centre, il y a le style, à la fois clair et altier (Marc Fumaroli a refusé la logomachie prétentieuse de la « nouvelle critique »). « On ne dira jamais assez quelle part le véritable historien des choses de l’esprit met de soi dans les portraits qu’il trace d’autrui, à proportion même de la rigueur historique la plus exigeante, et de l’érudition la plus éblouissante, du sens de la nuance le plus raffiné, de la distance d’époque et des variations de l’esprit du temps les mieux évaluées. À croire qu’il y a toujours une part irrépressible de nostalgie par bouffées dans une science qui prend pour objet les voix chères qui se sont tues », remarque Patrick Dandrey (p.39).
Marc Fumaroli qualifiait son dernier livre, posthume, Dans ma bibliothèque, de « polyédrique » et l’adjectif peut aussi bien s’appliquer à l’auteur. Bien qu’il ait étudié avec son acuité habituelle le phénomène des académies et des cercles d’écrivains, montrant que l’esprit académique se retrouvait jusque dans la NRF et chez les surréalistes, il ne s’est jamais entouré d’un Kreis dont il eût été le maître omnipotent, réglant le ballet des admissions et des excommunications. Son cercle de disciples, qui s’accrut avec les ans et les honneurs, fut informel, fondé sur une vision commune du monde et de la littérature.
Ce volume donne à lire le contenu de deux journées d’étude (organisées au Louvre et au Collège de France) en 2021, un an après la mort de Marc Fumaroli. Les textes sont intéressants à des degrés divers, même si leur qualité est parfois inégale (allant de notes griffonnées sur un brouillon à l’article érudit et structuré) et si certains auteurs parlent plus d’eux que du disparu – c’est la loi du genre. Une autre loi, plus universelle, veut que tous les hommes soient mortels, et de fait ils le sont. On eût bien aimé que l’immortalité soit pour Marc Fumaroli autre chose qu’une vaine devise académique ou, au moins, que quelques années de vie supplémentaires lui eussent été accordées, puisqu’il n’avait visiblement pas fini d’écrire ce qu’il avait à écrire. Il est ainsi dommage qu’il n’ait pas composé, comme l’avait fait Mario Praz (dont il avait préfacé un recueil d’articles), l’histoire de son appartement (sur lequel il ne reste qu’un catalogue de vente aux enchères). En revanche, il conviendra également d’évaluer son œuvre de photographe, à laquelle un article est consacré.
Gilles Banderier
Professeur émérite au Collège de France, Antoine Compagnon est l’auteur d’ouvrages consacrés à Montaigne, Baudelaire, Proust et Pascal.
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