Pensées étranglées, Emil Michel Cioran
Pensées étranglées, coll. Folio « sagesses », janvier 2013, 88 pages, 2 €
Ecrivain(s): Emil Michel Cioran Edition: Folio (Gallimard)
Ces textes sont extraits du Mauvais démiurge (Gallimard, collection NRF Essais, 1969). Plongeons-y sans rien savoir de Cioran ou tout du moins en oubliant ce que l’on sait, afin d’entrer directement dans l’essence de ce qui est écrit.
Toutes les voies peuvent mener à la sagesse, y compris celles du désespoir et du pessimisme les plus noirs, bien qu’on ne puisse imaginer qu’elles aient été délibérément choisies. Cioran, en tout cas, y est naturellement enclin, et on lui doit, outre une intelligente réflexion poussée parfois jusqu’à son extrême, des éclairs de génie qu’il traduit en phrases lapidaires, d’une force percutante et d’un humour ironique sans doute salvateur.
« Dieu est le deuil de l’ironie. Il suffit pourtant qu’elle se ressaisisse, qu’elle reprenne le dessus, pour que nos relations avec lui se brouillent et s’interrompent ».
La frontière entre les deux étant mince, son ironie flirte souvent avec le cynisme, mais Cioran est doté d’un sens aigu de la critique dont il ne s’exclut pas et d’un besoin sans doute intense de sincérité avec lui-même.
« Rien ne donne meilleure conscience que de s’endormir avec la vue claire d’un de ses défauts, qu’on n’osait pas s’avouer jusqu’alors, qu’on ignorait même ».
Dans de ce petit condensé de ses pensées « étranglées », il s’appuie sur les croyances gnostiques pour développer l’idée que l’humanité a besoin d’un démiurge, et que même s’il n’existe pas, il faut de toutes façons l’inventer et le réinventer encore.
« Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le Père, est trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré ».
« Le mauvais dieu est le dieu le plus utile qui fut jamais. Ne l’aurions-nous pas sous la main, où s’écoulerait notre bile ? N’importe quelle forme de haine se dirige en dernier ressort contre lui ».
Dans ce qu’il appelle sa lucidité chronique, Cioran ne peut éviter de voir derrière toute chose son ombre négative. Ce qui peut conduire à la sagesse comme à la folie.
« Mais c’est dans la volupté que nous comprenons à quel point le plaisir est illusoire. Par elle, il atteint son sommet, son maximum d’intensité, et c’est là, au comble de sa réussite, qu’il s’ouvre soudain à son irréalité, qu’il s’effondre dans son propre néant. La volupté est le désastre du plaisir ».
Un questionnement et un constat que l’on retrouve chez les Taoïstes, les Bouddhistes, et auquel ces philosophies ont su apporter quelques réponses, mais pour Cioran, cette vanité des choses et des sentiments est un tel accablement que peu lui importe que ce soit un cycle, un mouvement qui au final s’équilibre dans un recommencement perpétuel, pour lui c’est un enfer, un néant.
Pour Cioran l’homme est le point noir de la création.
Autant être sur cette Terre, en tête à tête avec elle, tel un ermite contemplatif, passe encore, « L’horreur d’apercevoir un homme là où on pouvait contempler un cheval » mais vivre au milieu de ses semblables le plonge dans des abimes de dégoût. « Or, comme l’expérience nous l’enseigne, il n’existe pas d’être plus odieux que le voisin ». C’est pourquoi les croyances gnostiques au contraire du Christianisme semblent pouvoir apporter un semblant d’éclairage à cet atroce sentiment de répugnance : la Création n’est pas bonne. Cioran cependant ne prêtera pas foi au gnosticisme, pas plus qu’à n’importe quelle autre croyance.
Cioran est habité de véritables interrogations métaphysiques qui le conduisent à un vif mais vain débat intérieur. On sent chez lui une aspiration spirituelle qui l’encombre, mais il sait que « Les athées, qui manient si volontiers l’invective, prouvent bien qu’ils visent quelqu’un. Ils devraient être moins orgueilleux ; leur émancipation n’est pas aussi complète qu’ils le pensent : ils se font de Dieu exactement la même idée que les croyants ». Mais, cela ne répond pas à sa problématique personnelle. « L’enfer c’est la prière inconcevable » et « Nos prières refoulées éclatent en sarcasmes ».
« Il est aisé de passer de l’incroyance à la croyance, ou inversement. Mais à quoi se convertir, et quoi abjurer, au milieu d’une lucidité chronique ? Dépourvue de substance, elle n’offre aucun contenu qu’on puisse renier ; elle est vide, et on ne renie pas le vide : la lucidité est l’équivalent négatif de l’extase ».
Et cette dernière phrase résume peut-être la structure même de toute l’œuvre de Cioran. Elle pourrait en être aussi son issue. Car si on lit « négatif », on lit aussi « équivalent ». Et le vide peut devenir une forme de plénitude.
Et il l’écrit lui-même : « Nous ne fûmes heureux qu’aux époques où, avides d’effacement, nous acceptions notre néant avec enthousiasme ».
C’est presque à un travail d’alchimiste auquel s’est livré Cioran, mais un alchimiste rongé et souvent aveuglé par la colère et l’amertume, qui tourne en rond dans l’œuvre au noir. Insomniaque lui-même, il s’interroge sur le lien qu’il peut y avoir entre insomnie et cruauté, la cruauté qui lui semble être une condition première chez l’homme. « L’impossibilité de dormir est-elle cause ou conséquence de la cruauté ? ». Et il évoque Hitler et Caligula…
Chez Cioran, le désenchantement est trop puissant. « D’où vient que, dans la vie comme dans la littérature, la révolte, même pure, a quelque chose de faux, alors que la résignation, fut-elle issue de la veulerie, donne toujours l’impression de vrai ? ». Un désenchantement, qualifié de nihilisme, qui freine chez lui le flux vital, l’élan premier, annihile semble-t-il sa capacité d’agir « On vous demande des actes, des preuves, des œuvres, et tout ce que vous pouvez produire, ce sont des pleurs transformés ».
Des pleurs transformés, ce pourrait être une définition de l’écriture et de toute création artistique en général. Ce barrage existentiel, « l’esprit défoncé par la lucidité », l’oblige en quelque sorte à plonger en lui-même, à chercher des chemins plus en profondeur. « J’ai refoulé tous mes enthousiasmes ; mais ils existent, ils constituent mes réserves, mon fonds inexploité, mon avenir, peut-être ».
Souvent, dans une sorte d’aveu, il reviendra sur les peurs qui le manipulent de l’intérieur : « L’anxieux construit ses terreurs, puis s’y installe : c’est un pantouflard du vertige », mais il sait aussi que « Sur le plan spirituel, toute douleur est une chance ; sur le plan spirituel seulement » précise t-il.
Il semble pourtant que Cioran quoi qu’il en dise conservait en lui les graines d’un libre émerveillement qui lui font noter, par exemple, ce mot d’un mendiant : « Quand on prie à côté d’une fleur, elle pousse plus vite ». Des graines, qu’il s’est bien gardé de mettre en terre cependant, du moins en tant que personnage littéraire.
Cathy Garcia
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