Pense aux pierres sous tes pas, Antoine Wauters
Pense aux pierres sous tes pas, août 2018, 192 pages, 15 €
Ecrivain(s): Antoine Wauters Edition: VerdierHonneur 2018 de la Cause Littéraire
Il était une fois dans un « pays de chiens » deux esprits jumeaux joyeux d’âme et de corps : noumène des simples, aumône du sang de la matrice, coup double dans un museau de terre, alliance d’un couteau exquis et de « hanches en montagne de massepain » : « ce suspens remplace l’éternité » dirait l’auteur en citant un autre.
Au pays où l’on n’arrive jamais l’espace fait loi. C’est dans une langue luminescente d’âpreté réconciliant l’horizon et la verticalité que récit et poésie vont y dérouler le fil incandescent d’un conte sans concession dans les anneaux duquel Saint-Ex aurait reconnu sa fleur et Faulkner son Absalon – « Parle-moi du Sud. Comment est-ce là-bas ? Qu’est-ce qu’on y fait ? Pourquoi y demeure-t-on ? Pourquoi y vit-on ? », W.F., Absalon ! Absalon !).
On y avance à petits coups de langue, à coups de trique, à coups de queue entre les reins, de quotas imprimés à la sueur du front, tiens donc, cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ? Missel des illettrés le « livraxiu », ce nerf de bœuf que l’on fait chanter au ras de la peau en punition de jouissance, suaire la pauvreté que l’on rapièce à contre-jour, pain béni les moments où les lignes du temps se rassemblent dans la paume de la bouche pour mieux s’évader ensemble, en l’autre. Un pays dont on ne ressort jamais vivant que crucifié, entre « ici et ailleurs » une typographie abrasive de méduse, une métaphore nord-sud du Far-West des opprimés, quart-monde du scorpion, formule plate de la géographie où ni le ciel ni la terre n’offrent de prise, linseul sous les pas, pierre à fusil des indigènes sur fond de no go dictatorial qui nous entraîne sans crier gare sur le terrain géopolitique des « gens volés par les Régimes », celui de Desotgiu comme celui de Bokwangu : comment y rester vivant sinon face à face, l’un dans l’autre, médaille de dissolution, noces de flammes, chaîne d’amour ?
N’y allons pas par quatre chemins, ce livre n’est pas un roman, ni une vessie de vair ni un urinoir, encore moins le livre racoleur d’un marchand du temple, mais un brou de chamane, une récitation biblique dans laquelle la poésie à qui l’on a tant cherché de poux qu’elle n’en finit pas de finir en peaux de chagrin papiers collés et volées de petits plombs, à chaque page par petits pieds de nez enfin se réinvente, ici s’apothéose. Son œil au beurre noir et sa chute de reins retrouvent sous la plume d’Antoine Wauters leurs courbes de jouvence, prennent leurs quartiers de belle au bois dormant version garçon manqué repêchée vive d’un lent sommeil pulpée de peps : drôle de fleur précoce de beauté aguicheuse que cette amorte pieds nus dans l’épaisseur, un anneau dans le nombril, le trou mignon « rempli de vers », ranimant un peuple de novices à qui elle fait voir le paradis en soutane « dans le jardin du Castel des pères ».
On se souvient alors que l’enfant intérieur d’Antoine Wauters a fait ses premiers pas en poésie et l’on s’en félicite quand soudain l’esprit farceur de l’homme complet qu’il est devenu entreprend de déglacer tout ce qu’il doit à ses années de philosophie, en bon auteur transfrontalier transcendant les genres à grands renforts de surprises avec une sincérité et une ardeur qui sont les premiers points forts de Pense aux pierres sous tes pas, bonus d’un serpent de gourmandise cette sensorialité fraîche merveilleusement vorace qui irrigue ce texte sans faiblir et le rend si insolemment comestible, que « Sainte-queue » (sic) en soit ici canonisée :
« Tes seins, Léo. (…) Du babeurre. Je peux les toucher ? Tes seins, dis, je peux les manger ? ».
« Marcio, je te donnerais à boire si mes seins étaient pleins (…) ».
« Là, j’avais basculé en arrière et je l’avais mené au ciel, où il avait cessé d’être un garçon et s’était juste senti léger, léger, la légèreté des anges ».
Oh Lol suspend ton souffle ! dirait Duras, Duras délestée de toute tentation narcissique, Marguerite en apesanteur de ravissement version Léo ;
« Et il l’a fait. Il a glissé entre mes lèvres une langue très fine et fraîche, pendant que je fermais les yeux pour que celle-ci parte dans ma bouche à la recherche de signes secrets (…), en ce temps-là notre vie s’appelait joie ».
Antoine Wauters est un maître d’équitation, c’est en Bartabas du road poem qu’il tient son carrosse bride courte, monte à flots et à cru la fleur aux dents façon Kusturica sur un attelage de quatre, frein serré main leste sur le harnais de cuir il cravache, caresse et cravache, n’a pas son pareil pour marier le bâton et la carotte, électriser l’élan liquide de la langue, qui parfois fait nappe, au détour des doigts installe une récitation de prière à ciel ouvert aussi douce qu’un chant d’amour à mort, brise de cendre, eau-de-vie d’une larme en feu, clair de lune sur un champ de bataille, livre en creux de ses cals, nique amère, s’agissant d’un portrait de famille, d’une quadrature du cercle, d’un quantique de la peau au ras de l’os élevant l’inceste au rang de rempart contre le vide, remède absolu contre la bête.
Au jeu de la fratrie nique la mère, Mams(u) de Paps(u), prototypes du mâle et de la femelle, cœur de chauffe de l’argile des morts vivant ignorants à la lettre, grands imprécateurs du lasso et de la laisse, papauté de flagellation et matriarcat de labeur. Ce couple d’esclavagistes doués d’ignorance et de brutalité, lait noir du sang du père et de la mère accouplés à la tâche, serfs de quelque dictatorcescu du sens unique appliquant la loi nord-sud des démunis aux innocents, ces déserteurs de l’enfance jumelle de la tendresse, dans une simplification de poussière, dressent le deux-en-un de la marmaille d’amour inséparable, progéniture du pelotage intempestif, perce-neige incarné dans une perpétuité de cailloux, rock fusion d’aimants jumeaux, alliage pur du yin et du yang dans un caisson de consanguinité, soit deux oies sauvages prises dans les glaires de la réalité rejouant à chaque page la mort du cygne : Marcio-Léo(nora).
« Tous les parents attendent qu’on parte, Léo. C’est pas qu’ils nous aiment pas, mais ils veulent des choses impossibles : nous garder et nous abandonner. Ça les détruit ».
Oh familles, combien je vous hais dira Nathanaël.
On ne sort indemne de ce livre que dans la mesure où l’on a compris que les victimes sont attachées à leurs bourreaux et les bourreaux à leurs victimes par des liens d’amour incompressibles dont le point d’acmé est le pardon, c’est-à-dire la mort.
Ce livre de « règles pour survivre à sa propre famille », tant « tout ce qui est dévasté peut devenir rond, rond encore », à peine l’a-t-on refermé que l’on cède déjà à l’impulsion de le relire : ainsi en va-t-il d’humbles œuvres impérissables déjà venues ou à venir.
Carole Darricarrère
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