Pendant qu’il neige : le secret véritable de la chronique, par Kamel Daoud
« C’est comme un chien dans ma tête : il aboie et j’écris. Sauf que ce n’est pas si simple. Il me semble que c’est moi qui suis au bout de sa laisse, qu’il me promène parfois durant une demi-heure par jour, me laisse gambader dans son univers puis me ramène vers mon angle mort qui est ma vie de tous les jours. Je m’explique donc : c’est un chien immense, composé d’étoiles dans une obscure nuit qui lui sert de peau sans fond. Il aboie en Alphabet et j’écris. Parfois bien, parfois mal, quand il va trop vite et que ne me restent que des bouts de phrases. Il est grand, le chien noir qui m’enjambe pour aller boire, à l’autre bout du monde, son eau et revenir. C’est comme ça que je peux décrire les choses qui se passent dans ma tête. Car dehors, pour ceux qui me voient de dehors, il ne se passe rien. Je suis penché sur un gros cahier plein de ratures, devant un micro, en train de tabasser un clavier et j’écris sans cesse, sans cesse et toujours. Un scribe dans un journal où je suis payé au mois pour faire semblant d’être courageux.
Mais personne ne connaît l’histoire que je rature sans cesse entre deux chroniques. C’est fait presque exprès, ma façon d’écrire en gribouillant. En fait, il s’agit d’une course entre ma graphie et les aboiements cosmiques et immenses du chien qui me tient en laisse, suspendu au bout de sa patte qui a la forme d’une constellation au-dessus de ce monde miniature. Mon inspiration vient donc d’un animal céleste qui aurait même pu être l’un des douze signes du zodiaque si cela se passait dans plusieurs têtes tournées vers le ciel et pas seulement la mienne, trop petite pour tout cela. J’écris quoi ? Ce que je ne peux pas écrire autrement : la folie. La bonne, celle qui a les clefs du grand portail qui mène vers le ciel ou donne sur une bibliothèque où sont précisés les poids de toutes les choses possibles, leurs couleurs, leurs sens, leur avenir et leur utilité, rangés sur les étagères avec un livre sacré qui serait le mode d’emploi absolu et définitif. Un peu ainsi. J’aime le chien et je sais qu’il me parle à l’oreille quand je manque d’une bonne explication universelle. Il sait tellement de choses que parfois j’en suis presque amoureux comme une femme à qui un homme promet de stopper les épines qui la recherchent. Cela n’arrive pas tout le temps et j’ai fini par comprendre qu’il s’agit d’inspiration. C’est cela. Le chien est mon inspiration. Souvent je ressens les grands textes qui m’arrivent dans la tête d’abord comme une mélodie. Une musique ou des touches de piano, je vous jure. Cela est un son avant l’encre et le cahier. Je ne sais même pas ce que je vais écrire. Je sais que cela est bien ordonné quelque part, dans une tête plus vaste que la mienne mais que cela s’annonce déjà. Puis je commence à écrire et les premiers arrivants sont les images. Elles me font rire ! Elles ont toujours cette façon de donner de l’angle et des queues de faisans aux phrases que les autres ont usé avec leurs chaussures. Par exemple quand j’écris « Baghdad est tombée », me vient l’idée d’un pantalon. Le ciel est une patte de cigogne. Les mots ont cette impression d’attendre de moi que je plie autrement leur papier imaginaire. Je ressens presque dans la peau la métaphore usée, le cliché, l’image pas trop recherchée. J’écris d’abord un son, puis le sens vient après. C’est le chien qui me dicte : immense et noir mais capable de gambader dans les immensités puis de revenir tourner autour de moi avec sa docilité gigantesque. Je suis son traducteur. J’ai ressenti cela depuis mon enfance : ma tête est le bout de doigt de quelqu’un d’autre. Son stylo posé sur le coin gauche d’un cahier et le ciel est un menton et un front pensif. Je ne suis que l’instrument. La goutte d’encre au bout de l’idée d’air. Comme maintenant par exemple : le chien me susurre : pourquoi vas-tu parler de ça ? Qui va comprendre ? Ils vont croire que tu racontes quelque chose qui est un poème et personne ne te croit vraiment. Cela ne sert à rien, me lance-t-il avant de s’élancer. Où va-t-il quand je n’écris pas ? Je n’ai jamais essayé de le suivre. Trop dangereux et pas à ma taille. J’avais quatre ans quand j’ai vu, pour la première fois, le chien Dolma avec son scaphandre soviétique qui allait m’apprendre à écrire des chroniques comme on jongle et à trouver les solutions, presque comme on ramasse des cailloux dans la gorge d’une rivière morte. Il ne me fit pas peur mais provoqua un peu ma gêne par sa taille dans la tête et parce que son premier aboiement me résumait des milliers de langues. « Les Mille et une nuits » étaient à peine une ligne et demie dans la longue histoire qu’il me raconta. J’en ai trop dit, je crois. Je m’arrête là.
Mais depuis, je savais que j’avais un livre sous le bras, que j’en étais l’auteur et qu’il sera infini et que chaque fois qu’on le retourne, il change d’histoires, de héros, de paysages et de fins ».
Kamel Daoud
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