Peaux d’écriture (5) (par Nathalie de Courson)
« L’eau verte pénétra ma coque de sapin »
Le mot « ciseler » est à la mode dans les chroniques littéraires. Un compliment que l’on adresse fréquemment à un écrivain contemporain est d’avoir « une écriture ciselée ». Est-ce une simple manière de dire que le texte est proprement travaillé, ou entrerait-on aujourd’hui dans une sorte de Parnasse teinté de maniérisme, peuplé d’auteurs chez qui prédomine le soin de sculpter et d’orner les étuis formels qu’au cours des deux derniers siècles d’autres avaient sciemment mis à mal ?
Revenons par exemple à Rimbaud avec un poème des milliers de fois commenté : Le Bateau ivre. La légende rimbaldienne dit que l’adolescent de Charleville-Mézières, invité par Verlaine, est arrivé à Paris en 1871 avec dans ses bagages ce grand poème considéré aujourd’hui comme emblématique du poète Voyant par la richesse de ses images hallucinées.
Selon le poéticien Hugo Friedrich (1), c’est avec ces vingt-cinq quatrains d’alexandrins de facture encore assez traditionnelle que Rimbaud commence à faire éclater les cadres poétiques. Il entre d’emblée, dit-il, dans une « métaphore totale » : sourd au poète Théodore de Banville qui lui conseille de commencer par : « Je suis un bateau qui… », Rimbaud crée dès le premier vers la réalité qui l’assimile au Bateau :
Comme je descendais les Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Et le lecteur est conduit en quelques strophes à l’explosion du chaos et des cadres poétiques qui culminera dans les Illuminations. Ce terme d’« explosion » qu’emploie le théoricien allemand peut donner à croire que le poète use de violence. Or il n’en est rien, les liens se détachent d’eux-mêmes dès le deuxième vers : « Je ne me sentis plus ». Sans effort, assisté en passant de quelques « Peaux-Rouges », le Bateau se dégage du monde civilisé et parvient à la mer. Il commence par flotter en surface :
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Jusqu’à ce qu’aux strophes 5 et 6 s’opère un tournant décisif qui me permet de donner une dimension plus tangible à cette notion de « métaphore totale » :
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
L’eau verte pénétra ma coque de sapin : les contours disparaissent et la coque ne fait plus qu’un avec le milieu où elle baignait. Le Bateau poète entre véritablement dans le Poème de la Mer à partir du moment où il a senti la chair de l’eau le pénétrer, le traverser, le laver de tout ce qui l’encombrait, pour que naisse un être qui se nourrit du lait de la poésie :
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts (…)
« Dès lors » indique un changement d’ère : en contact direct avec l’eau verte – et le vert, plus qu’une couleur, est la substance de la Vigueur – le Bateau peut s’immerger pleinement dans les astres et les azurs également verts du Poème.
Et si Rimbaud, le « Voyant » par excellence, celui qui voulait « inspecter l’invisible et entendre l’inouï », était d’abord un « Touchant » au sens où l’entend Bachelard dans L’Eau et les rêves à propos de Novalis : « qui touche l’intouchable, l’impalpable, l’irréel » en traversant les parois des choses ? De même qu’il se baigne dans le « Poème de la Mer » avant d’y recevoir toutes sortes de visions, le poète a besoin dans ses Illuminations de tendre des fils, des ponts et des passerelles, de joindre le dehors et le dedans, de lever « un à un les voiles », d’« embrasser l’aube d’été », d’étendre jusqu’à les faire disparaître les limites de son corps pour fusionner avec les éléments du monde, avant de pouvoir s’exclamer, comme à la strophe 8 du « Bateau ivre » :
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
La littérature du XIXème et du XXème siècle nous a peu à peu dépouillés de plus d’une enveloppe formelle : la rime, le vers, la ponctuation, et dans les écrits narratifs : le personnage, l’intrigue, la chronologie linéaire, le genre… Certains, comme Henri Michaux, ont même cherché à sortir du langage articulé pour « saisir » autrement, au moyen de dessins et de signes graphiques :
J’avais toujours eu des ennuis avec les formes
J’étais tout antipathie pour les formes
Les fadeurs de l’arrondi me donnaient de la gêne
Les contours, le galbe me déplaisaient
(…)
Retrouver la danse originelle des êtres au-delà de la forme et de tout tissu conjonctif dont elle est bourrée, au-delà de cet immobile empaquetage qu’est leur peau (2).
Je reste pour ma part attachée à ces deux siècles de « traversée des apparences », de contact direct avec une « matière-émotion » (3), et d’exploration d’espaces inconnus. Je leur cherche une postérité dans notre XXIème siècle et me demande ce que font certains « ciseleurs » d’aujourd’hui. Je vois des romanciers dont le souci est de fabriquer des romans choraux bien orchestrés et documentés,de rassembler des pièces dispersées pour cerner leur sujet avec une précision méticuleuse et ennuyeuse. Ou des poètes cultivant une abstraction froide qui m’empêche d’entendre leurs voix enfermées dans des coques de sapin.
Mais de temps en temps un romancier me dit :
Les best-sellers ne traitent que leur sujet (…) Une grande œuvre est toujours hors sujet, la langue déborde le sujet apparent, l’entraîne ailleurs. Où ? Elle ne sait (Michel Chaillou, Journal).
Et un poète me dit :
Le poème est ce contact premier entre exister et parler, entre émotion et langage (Antoine Emaz, Cambouis)
Et je me ragaillardis.
Nathalie de Courson
(1) Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Denoël, 1976
(2) Saisir, Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade
(3) Titre d’un essai de Michel Collot publié aux PUF en 1997
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