Peaux d’écriture (4) Robert Walser et le territoire du crayon (par Nathalie de Courson)
Robert Walser donne l’impression de n’avoir jamais mué, d’avoir gardé à volonté son duvet enfantin, et avec lui sa fragilité. Ses textes nous arrivent turbulents et primesautiers comme des oisillons, donnant le tournis à quiconque voudrait les attraper. C’est particulièrement frappant dans Le Territoire du crayon, dont voici un extrait pris au hasard, p.222-223 (1) :
J’aime lire des poèmes, parce que l’esprit de l’auteur concerné s’y reflète de façon immédiate. Savourer un poème prend si délicieusement peu de temps. Voilà déjà qui a beaucoup de valeur. Mais je voulais parler de couvertures de livres, et là, ce sont les souvenirs les plus agréables qui me reviennent. Des tramways filaient dans les rues. J’avais kidnappé ou, en termes plus mesurés, détourné un enfant d’une des poussettes qui nous entouraient, puis ayant mis en sûreté ce trésor, dans tous les sens du terme, je me rendis dans un club où je réussis à terrasser un géant.
Ceci, convenons-en, est complètement décousu et décourage quiconque de comparer le geste littéraire au fil que se tisse patiemment une chenille pour fabriquer son cocon. Il faut alors avec Walser se tourner vers des choses très palpables : les supports matériels d’écriture qu’il s’est donnés les quinze dernières années de sa vie d’écriture, avant son internement à l’asile d’Herisau. Car Le Territoire du crayon n’était pas fait pour être un livre. Après la mort de l’auteur en 1956, des chercheurs et des éditeurs ont patiemment déchiffré et réuni 526 feuillets couverts de textes microscopiques qu’ils ont appelés « microgrammes », écrits au crayon sur des feuilles de calendrier, des enveloppes timbrées, des factures ou des marges de journaux découpées. Un véritable travail d’archéologue et de chirurgien a été accompli par ces chercheurs pour déchiffrer et recoudre ces pièces, dont est également constitué le dernier roman de Walser intitulé Le Brigand, exhumé de ses manuscrits dix ans après sa mort. On voit qu’à l’inverse de Proust qui composait son tissu romanesque « comme une robe » à l’aide d’un bâti et de multiples retouches et ajouts portés sur ses fameuses « paperolles », Robert Walser n’avait cure d’assembler la plupart de ses microgrammes crayonnés, laissant involontairement ce soin à ses exégètes. Les raisons qu’il donne à cette attitude excentrique sont particulièrement émouvantes, car le choix du crayon a été pour lui, entre 1918 et 1933, une réponse vitale à la grave crise qui a préludé à son silence définitif.
Je découvris un jour que cela me rendait nerveux de commencer par la plume ; pour me rassurer, je préférai avoir recours à la méthode du crayon, ce qui certes représentait un détour, une peine supplémentaire. Mais du moment que pour moi, en un sens, cette peine était un plaisir, il me sembla que par là je recouvrais la santé. Chaque fois, un sourire de satisfaction naissait dans mon âme, quelque chose aussi comme un sourire d’autodérision intime à m’observer en train d’entourer mes gribouillages de tant de soin, de précaution. Entre autres, il me semblait que je pouvais travailler au crayon de manière plus rêveuse, plus calme, plus paisible, plus contemplative, je pensais que cette méthode de travail se transformerait en un singulier bonheur (p.409-410).
Le bonheur d’écrire apparaît à chaque ligne de ce que Walser appelle ses « rédactions » : un bonheur d’enfant appliqué à tracer ses petites lettres, sans rature et sans brouillon, sans recherche calligraphique non plus, et dans un jaillissement jubilatoire. Peter Utz se dit frappé par la nature « compacte, fermée » et minuscule du contenant qu’il se choisit, comparé au caractère « hétérogène et ouvert » du contenu qu’il y déploie. On sait bien qu’en art ces enveloppes que sont les contraintes formelles n’empêchent pas – bien au contraire – le déroulement de vastes espaces de pensée, mais la contrainte de Walser est purement matérielle, et non dictée par les règles de composition du contenu comme les trois unités du théâtre classique ou, dans un autre genre, les lipogrammes oulipiens.
Ses productions pourraient avoir des points de ressemblance avec celles des artistes de l’art brut qui se reconstituent une peau psychique en couvrant de leur écriture régulière et soignée des papiers d’emballage, des chiffons blancs ou des boîtes en carton découpées (2). Mais ces écrivains de fortune tendent à se mettre en rupture avec la langue et la culture officielles, et leurs crayonnages sont parfois obsessionnellement répétitifs, comme ceux de l’anorexique Constance Schwartzlin-Berberat avec ses recettes de cuisine dont en quelque sorte elle se nourrit (3). Au contraire, les « rédactions » de Walser sont multiformes et bondissantes sans cesser d’être sculpturalement travaillées :
Ce que j’appelle une rédaction est toujours constitué, grosso modo, de ce que je recueille en vaguant au sein d’un grand cercle auquel, un peu comme on forme une balle, je soustrais tout ce qui me paraît convenir, l’assortissant en un petitcercle (p.116).
Balles de clown, de jongleur, boules de neige, pâte à modeler, boules de cire ou de terre cuite comme celles de Jean-Luc Parant ? Peu importe, car grâce à cette image tactile, élastique, dynamique, Walser lance à son lecteur, avec une de ses balles d’écriture, le geste qu’il produit pour la façonner.
Nathalie de Courson
(1) Zoé Poche, 2015. Les informations et les citations de Walser sur les « microgrammes » qui vont suivre proviennent en partie de la passionnante postface de Peter Utz : « Mystère et singulier bonheur des microgrammes » (p.404-422), qu’il faudrait citer dans son entier tant elle s’accorde à mon propos. La remarquable traductrice Marion Graf fait également état (p.423-426) des « cabrioles et entrechats » de son auteur qui nécessitent une « souplesse » et une « vigilance » de tous les instants pour suivre la danse.
(2) Michel Thevoz cite, dans Ecrits bruts (PUF, Perspectives critiques, 1979), quelques cas de ce type comme celui d’Aimable Jayet ou de Jules Doudin.
(3) Certaines de ces pages de recettes écrites étaient visibles à l’exposition La Folie en tête, aux racines de l’art brut, qui était présentée en 2017 à la Maison de Victor Hugo à Paris.
- Vu: 1952