Peaux d’écriture (3) Une marqueterie intérieure (par Nathalie de Courson)
A propos d’Eclat du fragment de Bai Chuan (L’Amourier, 2002, 13 €)
Quelle peau d’écriture se fabrique un écorché ? Comment une effraction physique s’inscrit-elle dans la chair des mots ? Quel contenant donner à des lambeaux ? Des écrivains aussi divers qu’Antonin Artaud, Primo Levi, Paul Celan, et plus récemment Philippe Lançon apportent chacun à ces questions leur réponse particulière. L’originalité d’Eclat du fragment tient à ce que son auteur, Bai Chuan, s’efforce d’enduire soigneusement son texte d’une laque qu’il s’emploie simultanément à faire sauter.
Victime dans son adolescence d’un viol, Bai Chuan ne nous l’apprend que dans le dernier quart de ce livre qui, disons-le tout de suite, n’appartient en rien à la littérature de témoignage. Bai Chuan est le pseudonyme dont s’enveloppe un auteur qui écrit en français, vit à Taiwan, et tient à donner à ce petit livre de 72 pages un contenant solide en l’inscrivant dans un genre littéraire chinois, le « sanwen », ensemble de proses brèves d’une composition très libre et à la croisée des genres : essais « à sauts et gambades », souvenirs de famille, portraits, impressions, récits de voyages. L’éclat du fragment, c’est donc d’abord la mise en valeur de la beauté rayonnante des formes brèves chinoises.
Un coup d’œil sur la table des matières nous entraîne toutefois vers des chemins plus raboteux : le livre est composé de trois parties intitulées Éclisses, Éclats (au pluriel cette fois), Esquilles. Première ambivalence : « L’éclisse » – où l’on entend « éclat » et « lisse » – désigne dans le dictionnaire les flancs vernis d’un instrument de musique, mais également un éclat de bois, et un bandage pour maintenir un os fracturé. Déjà ce premier sous-titre condense en lui le vernis, la fracture et la réparation. Quant à l’« esquille », provenant du grec skhizein, « fendre » (racine du mot « schizophrénie »), c’est aussi un copeau de bois ou le petit fragment d’un os fracturé. Ces étranges redondances sonores et sémantiques sont les signes d’une brisure qui fait retour de manière obsédante, non seulement dans le contenu des récits, mais dans la forme même des phrases et des mots choisis.
Certes, un fragment de la première partie nous livre la manière dont Bai Chuan, relatant son expérience de professeur de langue, aime à faire couler les mots de sa bouche pour les glisser dans celle de ses élèves avec la sensualité d’un dégustateur de vin :
Il y avait de l’onctuosité dans ma bouche, quelque chose qui étirait sa chaleur autour de la langue, tendait une toile sonore sur laquelle les mots glissaient doucement (…) Je crois ou j’espère écrire de même.
Mais cet art ou ce vœu poétique est parfois démenti. Il arrive que le tissu soyeux des phrases, au lieu de s’étirer onctueusement, se gonfle, se hérisse soudain de mots rares et stridents qui introduisent une turgescence ou une déchirure. Cela peut s’opérer dès le premier mot, comme dans la phrase d’attaque du fragment « Un Palais d’été » décrivant le portail d’un château français du XVIème siècle :
Cruentés de mousse jaunâtre, comme un épanchement de lymphe sur une plaie où le sang aurait fait pousser avec anarchie le parasitaire de ses caillots vermillon, deux cygnes poursuivaient au milieu du fronton une immobile dérive.
Un historien d’art pourrait s’offusquer de cette description bizarre, et un lecteur de formation classique s’impatienter devant les biscornues « cruentés » et l’agaçant « parasitaire » substantivé. Quand Bai Chuan qualifie par exemple un jour d’été de « calorifère », j’ai envie de lui dire à la manière de La Bruyère : « Que ne dites-vous qu’il fait chaud ? ». Mais cette légère irritation fait partie de l’expérience de la lecture, comme une réaction aux petits éclats que le texte enfonce en son lecteur, et on reste pris par le sentiment de plus en plus net que cette langue contournée, loin d’être une vaine afféterie, projette sur divers écrans la scène traumatisante que l’auteur redoute de mettre au jour.
Le château contient une poterie chinoise dont la description fait discrètement écho à celle du fronton :
Dans une tempête bleue, surgissait la vague pétrifiée d’un rocher dont le rouge ferrugineux (…) battait dans cette salle à manger Renaissance, comme le cœur martyrisé de la Saint Barthélémy.
« Vague pétrifiée » avec laquelle résonne enfin, trente-cinq pages plus loin, un fragment du terrible récit de viol :
La seconde d’après, j’étais à genoux, dos au mur, maintenu par dix doigts puissants, le visage écrasé contre une barre de chair dure et gluante, l’être tout entier pétrifié par le flot murmuré mais autoritaire des incompréhensibles insultes entrecoupées de sévères menaces.
Ceci n’est qu’un échantillon du travail accompli par Bai Chuan pour transformer un corps tourmenté en peau d’écriture, car je voulais surtout souligner son avancée par approximations, avec des images de gonflement et d’épanchement de sang d’abord appliqués à des objets extérieurs, puis trouvant peu à peu leur point de jonction dans sa chair. Le texte fait ainsi ce qu’il ne dit pas tout de suite, s’enfonçant en nous par petites échardes et nous menant vers une fracture que l’écriture ouvre et en même temps répare. La forme chinoise du sanwen que s’est donnée Bai Chuan lui a permis de se constituer une marqueterie intérieure de ces fragments, ces éclisses, ces éclats, ces esquilles. C’est sans nul doute un excellent écritoire, car je crois savoir qu’Eclat du fragment était en 2002 la première œuvre d’un écrivain qui aujourd’hui publie sous un nom français des romans lumineux et moirés.
Nathalie de Courson
Dans le fragment intitulé Notes de voyage, par exemple, les mosaïques vues dans un musée demeurent dans la mémoire « d’imprécises silhouettes animales rehaussées d’un jaune vif et griffu » (c’est moi qui souligne).
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