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Peaux d’écriture 1, par Nathalie de Courson

Ecrit par Nathalie de Courson le 21.09.18 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Peaux d’écriture 1, par Nathalie de Courson

 

Michel Butor écrit :

La littérature vous fabrique une nouvelle peau. On peut comparer les phrases au fil de la chenille. L’œuvre est le cocon qui va la protéger et la transformer en papillon. Chez moi, ce doit être aussi une des raisons des longues phrases de mes premiers livres. Elles sont le fil avec lequel je tisse cette membrane qui va recouvrir la peau qui saigne (1).

Butor semble tenir à se représenter la littérature comme une nouvelle peau, car il dit aussi à propos de L’Enfant maudit de Balzac : « On peut dire que la littérature ou la peinture est une façon pour celui qui a une peau trop fine, trop sensible, de se constituer une peau plus forte » (2).

Toutes ces phrases viennent m’encourager à réaliser un projet que je caresse depuis longtemps : esquisser des familles d’écrivains en fonction de la texture de leur peau d’écriture.

Puisque nous sommes en compagnie de Balzac, je comparerai d’abord rapidement La Comédie humaine à une grande peau, un grand sac parfois décousu, parfois boursouflé. Certaines des images balzaciennes, non fondues avec le reste, forment – Proust l’a remarqué – des sortes d’excroissances sur la surface du texte, surréalistes avant l’heure comme la comparaison de Paris à un homard géant au début de Ferragus. Son cuir est pour un lecteur moins ciré que celui de Flaubert, son épiderme moins velouté que celui de Henry James et moins soyeux que celui de Proust. Mais bien que l’homme Balzac soit corpulent, sa peau d’écriture ne me paraît pas aussi grasse que celle de Zola qui presse ses phrases et ses sujets jusqu’à ce qu’il en ait tiré toute l’huile. Une déclaration d’amour chez Zola peut donner ceci :

Ah ! conte-moi les jours où tu m’as aimée. Dis-moi tout… M’aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main ? M’aimais-tu, la fois que je suis tombée du cerisier, et que tu étais en bas, si pâle, les bras tendus ? M’aimais-tu, au milieu des prairies…

L’anaphore « m’aimais-tu » parcourt – au léger dam du lecteur – toutes les situations qui ont pu déclencher l’amour d’Albine pour le jeune abbé dans le chapitre 11 de La Faute de l’abbé Mouret.

Il est clair qu’il existe à l’inverse des écrivains secs comme Mérimée, Beckett, Coetzee ; d’autres rugueux, voire râpeux, irritables jusqu’à l’écorchement. « Quel drôle de Narcisse je fais », dit Henri Michaux dont la peau d’écriture se constitue paradoxalement et très fermement de lambeaux d’enveloppes : « Je me scalpe. Je m’écorche. Des pieds à la tête, des pieds au front, que je m’arrache comme une souffrante pelure » (3). Ecrire signifie alors malaxer, fouiller, appuyer, triturer, mettre en pièces, et trouver, comme un haruspice, dans les entrailles des mots un grand secret :

 

Il l’empararouille et l’endosque contre terre ;

Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;

(…)

Fouille, fouille, fouille,

Dans la marmite de son ventre est un grand secret (4)

 

Dans l’ensemble, chaque œuvre, quelle que soit la déchirure dont elle rend compte, me semble être pourvue à sa manière des trois grandes fonctions de la peau : contenir, protéger, créer une surface de contact (5) : certaines contiennent des mondes immenses comme La Divine Comédie, d’autres des organismes modestes, des animalcules, des « vies minuscules ». Il existe aussi des œuvres-remparts dont le but principal est de réparer des fissures, s’abriter derrière une forme serrée, tressée, fermée, voire hermétique ; et d’autres qui se présentent comme souples, poreuses, accueillant le dehors pour s’en tapisser intérieurement à la manière de Guillevic, attentif à toucher les parois et les peaux pour se donner des points de contact avec le monde :

 

De ce monde

Qu’il frôle, qu’il touche


Il se fait une muqueuse.

Un certain bien-être (6)

 

Dans quelques chroniques à venir, je me propose d’examiner des peaux d’écriture singulières, en espérant qu’un jour quelqu’un classera toutes les peaux des textes selon qu’elles sont visqueuses, ridées, granuleuses, poilues, tatouées, poilues-granuleuses-tatouées, ou inclassables, afin d’élaborer une géographie épidermique littéraire exhaustive, insoucieuse des siècles, des pays, des genres et des écoles.

 

Nathalie de Courson

 

(1) Extrait d’un entretien accordé au Monde des Livres et repris par Régine Detambel dans Petit éloge de la peau, Folio 2€, 2006, p.69-70

(2) Improvisations sur Balzac I, Editions de la Différence, p.191

(3) « Quelle usine ! », La Vie dans les plis, Bibliothèque de la Pléiade II, p.195

(4) « Le Grand combat », Qui je fus, Bibliothèque de la Pléiade I, p.118

(5) Ce sont les trois principales fonctions de la peau étudiées par le psychanalyste René Anzieu dans le chapitre 3 de son livre Le Moi-peau (Dunod, 1995)

(6) Creusement, Gallimard, p.151

 

Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid. Agrégation et doctorat en Lettres. Enseignement (beaucoup). Auteur d’un essai sur Nathalie Sarraute (La Peau de maman) et d’articles dans les revues Equinoxes, Poétique, La Cause littéraire. Traductions de l’espagnol. Blog personnel : http://patte-de-mouette.fr/

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Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid, agrégation de Lettres, doctorat de Littérature française, enseignement (beaucoup). Publications : Nathalie SarrauteLa Peau de maman (L’Harmattan) ; Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin) ; articles dans les revues Poétique, Equinoxes, La Cause littéraire ; traductions de l’espagnol, dont, en 2017, le roman (traduit du castillan et de l’aragonais) Où allons-nous d’Ana Tena Puy (La Ramonda/Gara d’Edizions).

Auteur d’un blog http://patte-de-mouette.fr/