Paysages et intérieur, Anne-Cécile Causse (par Luc-André Sagne)
Paysages et intérieur, Anne-Cécile Causse, éditions Henry, Coll. Les Écrits du Nord Poésie, juin 2023 (Prix des Trouvères 2022), 64 pages, 12 €
La poésie, il faut toujours le répéter, ne relève pas du langage usuel, encore moins de la communication au sens courant du terme. Elle est certes un échange, une adresse au lecteur, mais sur un autre plan, et pour une autre fin. Car elle est avant tout porteuse d’une vision, elle traverse les mots et le langage pour s’aventurer parfois très loin. Plus allusive que purement énonciatrice, plus polysémique, fragmentée et détournée qu’un discours fermé sur lui-même. Insaisissable dans son saisissement du réel, voix des profondeurs de l’intime de l’être. Tout ce qui peut se retrouver dans le recueil d’Anne-Cécile Causse, Paysages et intérieur.
Il y a en effet dans cette suite de poèmes en prose, découpés en paragraphes, comme une violence intérieure, du fait d’un empêchement ou d’une impossibilité qu’on sent à l’œuvre et qui conditionne le déploiement même du recueil, le met sous tension. Une poésie exigeante, une poésie pleine et entière.
Ce n’est pas cependant le double obstacle que représentent d’une part la présence toujours renouvelée de la fenêtre, de la vitre, qui fonctionne comme un écran entre la poète et ce qu’elle voit, ni d’autre part l’incapacité du langage à dire le monde, le miroir toujours trompeur qu’il lui tend, ce n’est pas tant ce double obstacle qui caractérise profondément le recueil d’Anne-Cécile Causse mais bien plutôt un élément plus souterrain, qui affleure et par moments surgit, et qui relève de l’ombre, de l’après, d’un retrait fondamental, au point de faire écrire à la poète : « Je parle sans que le moindre choc me parvienne ».
D’emblée il est vrai, c’est-à-dire dès le deuxième poème, le lecteur se trouve devant la mer, soit devant une vue, rideau ouvert mais fenêtre fermée ou à tout le moins entrebâillée. S’y répondent aussitôt l’extérieur (« un couple nage non loin du bord ») et l’intérieur (« faire abstraction de tes contours »). De même, et très régulièrement, poème après poème, se met en place, circule et se révèle un va-et-vient entre ces deux pôles, dont la fenêtre ou la vitre, ouverte ou fermée, marque la frontière.
C’est un écran, à chaque fois un coup d’arrêt, à la fois surmonté et rétabli, sans cesse repris entre le paysage – que traversent les saisons – recréé, incréé, « inarticulé », et celui ou celle à qui est destiné le poème. La fenêtre « inconsolable », la vitre « parenthèse » ou déjouant le reflet. Mais derrière, au-delà, ce n’est pas le réel en tant que tel parce qu’il se trouve intrinsèquement lié à la présence de l’Autre, présence qui peut tout aussi bien être une absence, une projection autant qu’une création.
Présence/absence, « la chaleur de ton corps suffit » et c’est « une réalité sur le point de fondre », « le détour d’une voix pour encore exister ». Et de vouloir « répéter le thème autour de ton absence ». C’est une projection quand « la douceur dépose une main dans ton sillage et c’est le paysage qui s’allonge » alors que, avoue la poète plongée dans sa vision, « je n’en voyais pas l’étendue, je la pensais ».
Ainsi, ce qui passait à première vue comme une ligne de séparation, une frontière claire et nette, la fenêtre, laisse autant voir qu’elle cache, permet tout aussi bien l’observation que la dissimulation, rend plus que jamais floue la traditionnelle démarcation entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible. Il n’y a pas de coupure franche. Bien au contraire. Une fois posée, ladite division, par l’ambiguïté qu’elle recèle et l’artifice révélé de son existence, ouvre un possible questionnement. Elle est productrice de sens.
Mais il y a peut-être plus trompeur que l’image vue à travers une vitre, c’est le langage. A de nombreuses reprises le constat est dressé que « les mots se meurent (…), ils sont sans poids porté pour atteindre (…), les mots chevauchent » et en particulier ceux « que tu brises ». Paradoxe qui n’est qu’apparent puisque le recueil est placé sous le signe de Maurice Blanchot (et bien sûr celui de Louis René des Forêts cité en exergue) avec une série de poèmes qu’on pourrait qualifier de poèmes de la blancheur. Le mot perdu, il s’agit de « quitter l’espace de la page pour une blancheur où tu n’es pas » et si « les lettres sont blanches », c’est « une main (qui) repose dans l’enfance blanche », c’est « la blancheur étourdie (qui) tremble comme on appelle ». Joue ici « l’ossature d’une pensée que l’on voulait vierge et sans paysage ».
Le défi du langage éclate alors. D’abord, « on n’entend plus qu’un beau langage », on pointe la « déroute dans le bas d’une langue que l’on ne vous apprend pas », et l’on recherche « une autre langue », on en arrive à « regretter l’étrangeté de la langue ». Pourtant ce n’est pas un constat d’échec parce qu’il y a toujours le corps de l’Autre qui « enseigne à parler comme on pose une pierre puis une autre » et lorsque « le silence étreint ce qui touche à nos peaux », résister n’est plus de mise, le « je » se libère : « Je parle, j’accours à la langue ». La poète néanmoins demeure lucide dans sa tentative de trouver une issue. Elle regarde sans ciller « l’écriture vieillir » et s’il faut « choisir un langage, (ce sera) la traversée d’une eau aux accents de sable ».
Comme la fenêtre ou la vitre, les mots, le langage ne suffisent donc pas à circonscrire la poésie d’Anne-Cécile Causse. Autre chose de plus fondamental encore parcourt les poèmes, les colore d’une lumière particulière : l’appel d’une tentation, celle de l’effacement. La poète, sans cesse entravée dans son élan par ce qui s’interpose entre elle et ce qu’elle voit, entre elle et ce qu’elle dit choisit non pas de le repousser mais de le reconnaître et de l’accepter. Ce qui ne signifie nullement qu’elle croit à un moi surpuissant capable de tout absorber mais qu’elle s’oriente par cette démarche vers un effacement toujours envisageable. Dès le premier poème, tout est dit : « Je marche contre la nuit (…), luttant à regret, redessinant les contours de l’ombre et ce visage délibérément chantant ».
Au bord de l’effacement, mais sans tomber dans l’anéantissement, l’ombre, « révélatrice de la perte à venir » et qui « raconte ce que tu ne sauras jamais écrire » a un rôle capital. Elle est un refuge pour la poète qui peut aller jusqu’à penser que « je suis un moment l’homme et son ombre ». Une alliée, même si « des gestes d’oublis projettent l’ombre et le marbre » dans son combat pour « arracher une réalité sur le point de fondre à une disparition programmée ». Là est l’enjeu. Bien sûr il y a « l’étau du dehors (…), le temps (qui) se distingue, par superposition » mais l’ombre, et c’est d’ailleurs ainsi que s’achève le dernier poème du recueil, peut « gagner en prouesses, incitée par une flamme et par la danse ».
A l’ombre répond un écho, « près de l’heure tardive », une préférence pour « l’instant d’après », pour ce qui vient « après la chute, après la lumière » et « aux angles de ton corps (pour) les rides qui parlent d’aimer (…), un tissu froissé, une silhouette inclinée, une démarche qui se fane ». Pas par nostalgie. La place de l’ombre, le goût pour « l’après » témoignent plutôt d’une vraie sensibilité dans une poésie qui est aussi leçon de vie : de même que les flocons de neige qui ne sont voués qu’à fondre persistent à tomber, il convient avant tout pour chacun d’entre nous de « s’efforcer d’être ».
Luc-André Sagne
Anne-Cécile Causse, photographe autant que poète, s’intéresse au corps comme révélateur de temps et de lumière. Publiée dans de nombreuses revues et deux anthologies, elle a déjà écrit deux recueils, L’Aube, après toi (L’Echappée Belle éditions), Autrement que la rive (avec les dessins d’Anaïs Charras, éditions Unicité). Paysages et intérieur a reçu le Prix des Trouvères 2022.
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