Pays perdu, Pierre Jourde (par François Baillon)
Pays perdu, Pierre Jourde, Pocket, 2005, 192 pages
Edition: Pocket
Le frère du narrateur vient d’hériter. Leur cousin Joseph, « qui vivait en sauvage, dans sa ferme, tout au bout d’une route égarée dans les montagnes » (p.19), est décédé. L’héritage consiste en des terres, une ferme et, les deux frères l’espèrent presque comme des enfants, le vieux trésor caché, le pactole. Pourtant, ce qui les conduit vers ce village extrêmement retiré, difficile d’accès, à l’image d’une excroissance ayant poussé lointainement en regard d’un paysage sans hommes, ce qui les y conduit sera vite rangé de côté au profit de réflexions et d’observations déterminantes.
Il ne se passe que peu de choses dans ce récit fixé sur des instants-clé : l’une des habitantes du village, la très jeune Lucie, meurt d’une leucémie. S’engage alors le défilé des voisins dans la maison de François et Marie-Claude, ses parents, venus pour adresser un dernier au revoir à la défunte. C’est dans ces circonstances austères que le narrateur s’attarde (ou se souvient, dans ce qui forme des images revivifiant les sensations de son enfance) sur la rudesse de ces personnages, le silence qui enferme l’âme, l’alcool qui assoit une soumission à la solitude, quand celle-ci n’est pas désirée, les mains gigantesques et impénétrables qui ont sans cesse manipulé le bois ou dépecé des bêtes…
Rien n’est signe de réjouissances dans ce tableau ; peu d’espoirs sont laissés à ces paysans qui ont peut-être bien fait le choix d’un tel sort. Les mots sont sans ménagement, et leur réception nous place dans un rapport mitigé quant à la vision à avoir sur ces paysans : « Une grande partie de l’activité agricole est consacrée à la merde. (…) Ici et là, des hommes, dans des coins, à la sortie des étables, bottes aux pieds, pelle au poing, remuent des dizaines de kilogrammes de pâte sombre et méphitique, indistinct composé d’urine, de paille, de crotte, de sang parfois. La fiente colle aux bottes, aux vêtements, ronge les doigts, s’incruste dans les crevasses des mains » (p.137). C’est un récit sur la déliquescence : le panneau indicateur, à l’entrée du village, souligne pour nous son abandon et ce qu’il advient de ces lieux désertés, auxquels on s’intéresse peu. Ce village est coupé d’un grand nombre de nos contemporains, mais le récit lui permet une mise en relief admirable.
Oui, il semble qu’une forme de décomposition, de pourrissement, d’affadissement, traverse continûment les pages de ce livre, ainsi que la puanteur et le manque d’hygiène s’y associant. Le saisissement nous tient pourtant, dans le paradoxe formidable de son sujet (une ruralité brute) et un style très élaboré, dont les mouvements poétiques ne sont pas absents : « À peine quarante pas sous un ciel d’hiver bondé d’étoiles en rafales figées, dures et sèches comme une tempête de grêle. Sous ce ciel illuminé du dedans, la terre s’obstine dans son opacité. Le bas des maisons se replie dans sa végétation de recoins trempés d’obscurité. Le cri des chiens, ici ou là, ne permet pas d’en mesurer la profondeur » (p.87).
Y a-t-il l’enjeu d’une question sociétale ? En filigrane de son récit, Pierre Jourde semble épingler la notion d’indifférence, celle qu’on porte à ces « pays perdus ». Sont-ils perdus parce qu’on y est indifférent ?
Ce lieu, donnant naissance à un voyage intérieur, est aussi le lieu d’une enfance et, à plusieurs reprises, la tendresse et l’émotion poignent au détour de certaines phrases : « Je passais une partie de mes journées à garder les vaches avec Martine. Les clôtures n’existaient pas, on ne connaissait que les murs de pierre ou les prés ouverts. Ou bien, on allait faner. On remontait jusqu’au village à bord du char débordant de foin, tiré sans hâte par la paire de bœufs » (p.94/95). « Un même état d’intensité habitait les choses, une radiance ténébreuse dont elles n’étaient que des concrétions variées » (p.98).
La figure du père, enterré dans le même cimetière où est inhumée Lucie, semble former une enveloppe constante au-dessus de ce retour à la terre natale : « Il bégayait facilement, ne trouvait jamais le terme juste, prenait un mot pour un autre. Beaucoup de ses colères s’effondraient ainsi très vite, leur fragile charpente verbale cédant tout de suite, sous le poids de la plus légère émotion » (p.160). L’auteur/narrateur, par définition, fait le choix des mots, et ceux de Pierre Jourde, choisis avec la précision d’une partition musicale, dépeignent brillamment l’atmosphère, les traits, les postures d’un monde qui paraît n’être qu’une voie sans issue, mais qui a pu faire aboutir à une aventure sans égale.
François Baillon
Agrégé de lettres modernes, Pierre Jourde a enseigné en collège et lycée avant de devenir professeur d’université. Il est l’auteur d’essais, dont La Littérature sans estomac (2002), de poésies, de récits et de romans, dont Festins secrets (2005), couronné par trois Prix Littéraires. Il a également collaboré à l’édition des Romans et nouvelles de Joris-Karl Huysmans dans la Bibliothèque de la Pléiade.
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