Pauvres de nous, Jean-Louis Rambour (par Murielle Compère-Demarcy)
Pauvres de nous, 2020, 76 pages, 12 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Rambour Edition: Gros Textes
Dans Pauvres de nous, Jean-Louis Rambour pose son regard humble d’homme-poète sur la pauvreté d’hommes et de femmes en marge de la société, humbles eux-aussi : « On passe devant eux, devant elles, et le plus souvent on les oublie. Mais dans ce livre, pas question : on fait la pose ». Des « pauvres » que l’on croise encore en nos années 2020 et que l’homme-poète a photographiés avant de les vêtir de ses mots, ces « pauvres » sur lesquels nous fermons souvent les yeux de crainte d’y voir une autre face de nous-mêmes dans notre miroir, « pauvres de nous »… Après moult promesses politiciennes tonneaux percés d’hommes avant tout assoiffés de puissance, malgré la mise en place de dispositifs sociétaux d’entraide, à côté de l’aisance d’une société devenue grâce au progrès industriel et technologique relativement confortable à vivre, ces pauvres continuent de croiser nos regards mal à l’aise devant tant de précarité, comme si nous étions passés à côté de l’essentiel : l’écoute, l’acceptation et l’intégration des plus démunis d’entre nous, la générosité, le don altruiste de soi, en d’autres termes la preuve par les faits de l’existence du cœur solidaire.
La pauvreté reste la même partout, qu’elle se voie à Paris ou à Toulouse, et ses signes restent plus profondément perçus par les êtres sensibles aux battements de cœur de l’humanité, ainsi « François » « qui aimait les autres » et ne manquait pas de mettre « une pièce dans la sébile du joueur/de rebec qui se plaçait toujours au même endroit/de la rue du Taur à Toulouse, à côté/d’une tomate et d’un poivron de la pub Barilla ». La présence de François fils trop tôt disparu du poète en fin d’opus reste symbolique, comme un cri d’injustice lancé en direction des êtres mal menés par la vie, pour que l’on n’oublie pas. Comme notre devoir de ne pas oublier les « pauvres de nous ». L’écriture participe à cet hommage rendu aux êtres les plus exposés à l’adversité du monde.
Ce regard humble dépourvu de tout pathos, loin de tout voyeurisme et aux antipodes de toute tentative de faire-valoir, nous l’avons déjà rencontré dans d’autres publications marquantes et remarquées du poète Jean-Louis Rambour : dans Le Mémo d’Amiens (éd. Henry/Jean Le Boël, Coll. La Main aux poètes) par exemple, ou encore tout récemment dans Le travail du monde (éd. L’Herbe qui tremble) où, dans le premier, J.-L. Rambour met en lumière des gens ordinaires de la Région amiénoise, où, dans le second, les mots du poète se focalisent sur le travail des hommes de labeur (ouvriers, prolétaires, paysans, etc.).
Chaque détail éclaire le grain de la prise photographique, réaliste, que chaque mot, pesé, révèle au plus près du réalisme tragique des situations fixées par l’objectif/le regard poétique (« Les SDF, c’est tout un poème, ce poème. Une tragédie »). L’aspect cocasse et/ou grinçant de certaines de ces scènes de vie frôle le burlesque, ce que rend ici avec justesse le texte ni pathétique ni clinique. Cette justesse dans le ton est tenue avec la maîtrise d’un virtuose tout au long de ce monde-poème consacré aux SDF. Chaque menu geste, élément vestimentaire, visage… exprime ce que l’on sait si mal dire et que le poète-photographe saisit dans le filet de ses mots. Le réel est ici péché, observé, palpé, avant d’être relâché dans son milieu de vie que nous traversons quotidiennement, sa prise modifie la vision que nous en avions avant de nous y être arrêtés. N’est-ce pas l’une des fonctions de la poésie que de faire voir ce à côté de quoi nous passons à l’ordinaire sans nous en soucier ? Son objectif dans Pauvres de nous donne sa plénitude à la précarité humaine. En fait retentir aussi les échos dans d’autres mondes parallèles où des correspondances se dessinent.
Les souliers bâillent, faute de lacets. Rimbaud, lui,
retirait l’une de ses chaussures, la mettait
contre son cœur et en pinçait les élastiques
comme on fait des cordes d’une lyre.
Ces souliers sont comme ceux de Vincent, observés dans leur rugueuse réalité et revus, avec un supplément d’âme, par l’artiste Van Gogh. Il arrive qu’un slogan traduise l’ironie ou l’humour noir d’une scène tragique dans ces poèmes de Pauvres de nous : ainsi ce panneau publicitaire (terribles et terrifiants, les panneaux publicitaires…) pour une boutique de téléphonie : « Vivre mobile » échoué près du « vieillard assis dans une rue de Toulouse,/aux souliers tout autant blessés, (et qui) tient à son cœur un violon ». Ainsi cet homme échoué devant la Banque postale et qui n’a rien à déclarer sauf cette réalité, la sienne :
Pour la Poste, je n’ai pas d’adresse, dit-il.
Pour le télégramme, j’arrive trop tard :
ça n’existe plus. Pour le téléphone, je n’ai pas
d’abonnement. Pas de carte pour le dab.
Pas de jeton à mettre sur une case, de
curriculum vitae faute de compétence, de nom,
(…)
Il arrive que la prise photographique reléguée par le poème qui en émerge, minimalistes, jettent/injectent et ouvrent dans notre (prise de) conscience un abîme de lucidité qui fore le désespoir pour nous impulser l’envie que la pauvreté cesse ou, du moins, qu’elle soit moins vivante à s’abattre sur des hommes. Il arrive qu’une tristesse nous submerge comme à la vue et à l’écoute de l’histoire de cet homme « aveugle à tout » qui se raccroche à son accordéon afin d’y « laisser/ses doigts survivre pour avoir quelque chose/à monnayer ». L’on voudrait que le monde change et qu’il se fasse « ritournelles » de chansons fredonnées dans l’air du vivre dignement respirable/dignement habitable, plutôt que triste reflet d’une vie abandonnée versant ses larmes dans « le va pensiero de Verdi ». Mais, dans le livre à cœurs ouverts de ce Pauvres de nous, la poésie vient nous réchauffer et tendre la main à l’instar de ces silhouettes de Chaplin et de Max Linder au pied du sommeil d’une saltimbanque SDF. La poésie vient nous insuffler l’espoir que « pauvres de nous » nous nous relèverons un jour de cette longue nuit hostile et immobile pesant sur le sort de certains hommes, de certaines femmes, pour nous voir TOUS figurer dignement dans le tournage et la projection du grand « film sautillant » de la vie. Avec l’humour décalé de bons vivants qui s’étonneront toujours que la partie même tragique vaut le coup d’être jouée/rejouée, pourvu que l’on puisse s’y positionner librement du bon côté, hors circuit parfois mais toujours dans la course, vaille que vaille, pions gagnants.
Murielle Compère-Demarcy
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