Paul Éluard et la pratique du recueil poétique (par Olivia Guérin)
L’œuvre d’Éluard se compose d’un grand nombre de recueils poétiques. De fait, Éluard a accordé une place importante à la pratique du recueil dans son œuvre poétique. Mais une analyse détaillée des tables des matières des différents recueils montre que l’on retrouve très souvent les mêmes poèmes d’un ouvrage à l’autre. De fait, Éluard n’a cessé de monter et de démonter des recueils, de publier et de republier des textes dans des recueils différents. Or, ce « réemploi » ne constitue pas une simple commodité. Le poète paraît très attentif au contexte dans lequel il publie un poème, à l’influence réciproque que différents textes peuvent avoir les uns sur les autres, ainsi qu’à la polysémie qu’un texte peut acquérir en étant republié dans un autre cadre. Ainsi, la pratique du recueil relève véritablement chez Éluard du travail poétique, et il s’agit d’un versant important de sa démarche de création.
De fait, cette pratique du recueil est chez lui très variée. Du point de vue de leur constitution, on peut globalement regrouper ses recueils en trois catégories.
Tout d’abord, Éluard constitue des recueils autonomes : ce sont des recueils dont les poèmes n’ont pas été publiés précédemment et n’ont été que très ponctuellement et accessoirement repris dans des recueils postérieurs, la plupart du temps dans des anthologies ; il s’agit donc de recueils qui, dès leur premier état, ont atteint leur forme définitive. Leur autonomie peut tenir à plusieurs raisons. Il peut s’agir de poésie de circonstance (Poèmes pour la paix, Hommages), de recueils écrits en collaboration avec d’autres poètes (les Malheurs des immortels avec Max Ernst, Ralentir Travaux avec René Char et André Breton, L’Immaculée Conception avec ce dernier ; les textes émanant simultanément des différentes instances d’écriture, Éluard ne pouvait se permettre de les reprendre dans ses recueils et anthologies personnels) ; parfois, les poèmes sont réunis autour d’une thématique particulière et qui est un peu en retrait par rapport à celles qui sont habituelles au poète (Léda ; le Temps déborde, recueil évoquant la mort de la femme du poète).
Mais, bien plus souvent, les recueils d’Éluard sont sujets à des reprises et à des modifications, ce qui aboutit à des recueils remaniés. C’est là une des originalités de la pratique du recueil chez Éluard, qui ne cesse de rebrasser les textes déjà publiés et tente ainsi de constituer des œuvres plus vastes. Certains recueils peuvent être augmentés, tout en conservant leur titre d’origine ; ils font donc l’objet de deux éditions, la seconde reprenant et complétant la première (Corps mémorable a par exemple eu une première édition en 1947, une seconde en 1948). Il existe également des recueils en plusieurs volets : ici, la constitution du recueil diffère quelque peu d’une édition à l’autre (ainsi des quatre ensembles portant le titre Au rendez-vous allemand). Mais, souvent, l’augmentation crée un nouveau recueil : Éluard adjoint au recueil qu’il a décidé de retravailler des poèmes inédits, tout en conférant à l’ensemble un titre nouveau. C’est donc une œuvre nouvelle qui prend naissance, indépendante du recueil qui est à son fondement (l’exemple le plus significatif en est Capitale de la douleur, qui reprend Répétitions et Mourir de ne pas mourir et leur adjoint des « Nouveaux poèmes »). Un cas particulier des recueils remaniés est constitué par les recueils de recueils qui reprennent intégralement plusieurs autres recueils parus précédemment (ainsi de La Jarre peut-elle être plus belle que l’eau ?, qui regroupe, en 1951, quatre recueils publiés entre 1932 et 1938 : La Vie immédiate, la Rose publique, les Yeux fertiles, Cours naturel).
Le dernier type de recueils est celui des anthologies personnelles : le poète y propose un choix de ses propres textes. Ces anthologies peuvent être thématiques (À Pablo Picasso, le Bestiaire) ou constituer des bilans de l’œuvre : Éluard y reconsidère alors l’ensemble de sa production poétique, en reprenant des textes échelonnés sur toute son œuvre (Choix de poèmes ; Poèmes pour tous, où l’auteur n’hésite pas à faire subir à ses textes une réévaluation). De la pratique anthologique relèvent également les phénomènes d’extraction : ceci consiste à extraire un petit groupe de poèmes d’un recueil publié précédemment afin d’en constituer une plaquette (Souvenirs de la maison des fous provient par exemple de la reprise de deux poèmes de Le lit, la table), sur le modèle des « morceaux choisis ».
Ainsi, Paul Éluard semble avoir largement exploré les possibilités offertes par la forme diverse du recueil poétique. La mobilité des textes d’un recueil à l’autre permet à l’auteur de constituer une œuvre ouverte, au sein de laquelle se trouvent exploitées les nombreuses virtualités signifiantes d’un même poème.
Olivia Guérin
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