Patria, Fernando Aramburu
Patria, mars 2018, trad. espagnol Claude Bleton, 614 pages, 25 €
Ecrivain(s): Fernando Aramburu Edition: Actes Sud
« Celui qui n’a pas lu Patria,c’est qu’il vit sur la planète Mars », entend-on dire ici et là en Espagne. Fernando Aramburu ne se plaint pas de son succès, bien que, disait-il le 4 avril à Paris, il s’agisse d’un phénomène social sans rapport direct avec la littérature. La modestie de ce propos ne doit pas nous empêcher d’accorder à Patria l’attention littéraire qu’il mérite.
Ce poignant roman au titre laconique pourrait avoir pour sous-titre « Histoire d’une discorde » car il met en récit la grande discorde civile du pays basque ravagé par les années de lutte armée que continua d’y mener, entre la mort de Franco et 2011, l’ETA (acronyme d’Euskadi Ta Askatasuna, signifiant Patrie basque et liberté).
Aramburu fait le choix de la présenter sous la forme d’une tragédie familiale couvrant un peu plus de deux générations. Bittori, villageoise en exil à Saint-Sébastien, pleure son mari Le Txato, patron d’une petite entreprise de camions, abattu à deux pas de chez lui, après un long harcèlement de graffiti et de lettres de menaces, pour avoir refusé de payer « l’impôt révolutionnaire ». L’amie d’enfance de Bittori, Miren, restée au village, récrimine contre l’incarcération interminable, au fond de l’Andalousie, de son fils Joxé Mari, membre de l’ETA ayant appartenu au commando qui a assassiné Le Txato.
Ce dispositif simple permet à l’auteur d’entrer dans le vif du conflit en dressant l’une contre l’autre deux familles matriarcales autrefois intimement liées. Il place ensuite sur son échiquier romanesque les enfants, petits-enfants, gendres, belles-filles, amis et voisins des deux femmes pour mettre en évidence cet état de guerre qui affecte les membres d’une communauté dans tous les détails de leur vie sociale et affective, et qui se communique même à la pluie qui tombe et à l’air qu’on respire. Personne n’y échappe, c’est pour chacun « une affaire personnelle ». Dans le camp des victimes, Bittori se rend tous les jours au cimetière pour « parler » au Txato, dont l’ombre pèse si fortement aussi sur ses enfants Xabier et Nerea qu’ils ne parviennent pas à construire leur vie sentimentale et conjugale : « Nous portons une braise en nous », dit Nerea, et cette braise se ranime à chaque acte de violence. Dans l’autre camp, Miren, qui subit aussi son lot d’épreuves, est tombée dans le fanatisme révolutionnaire « par instinct maternel », alors qu’elle avait pleuré en 1975 à la mort de Franco.
Ce qui frappe, en effet, c’est la confusion des valeurs qu’introduit la grande discorde basque. La gauche, la droite, l’idéologie et la religion sont brouillées et perverties ; l’attachement au clan familial et la tendance à faire comme tout le monde entrent en conflit avec les sensibilités politiques et le sens moral : le curé compare la lutte de l’ETA contre l’Etat espagnol à celle de David et Goliath, car Dieu veut à ses côtés « ses bons Basques » qui le prient en euskera (langue basque) et revendiquent leur identité. Chez les jeunes il est de bon ton de participer aux manifestations d’une « jeunesse joyeuse et combative » et de mettre de l’argent dans les tirelires posées sur les bars pour le soutien aux prisonniers présentés comme des héros. L’ETA est à la mode et on ne veut pas se fâcher avec les amis. Mais ce qu’il y a de plus cruel est le sort réservé aux victimes. Bittori est pratiquement interdite de séjour dans son village, même après l’abandon déclaré de la lutte armée en 2011, parce que son mari – pourtant basque et sans convictions politiques affirmées – a été assassiné. « Nous sommes victimes des victimes », se plaint Miren au curé, qui conseille d’un ton paterne à Bittori de ne plus apparaître au village.
De toutes ces situations explosives, Aramburu ramasse les morceaux et fabrique une mosaïque de 125 petits chapitres. La chronologie linéaire de ces quarante années est bousculée, déjouée par la nécessité de dire un chaos. La journée pluvieuse du meurtre est ainsi narrée en plusieurs endroits du roman, décomposée en parcelles, faisant retour à travers plusieurs regards de manière obsédante. Les personnages émergent dans une narration éclatée où les voix et les points de vue s’entremêlent et où se dilue habilement la responsabilité narrative, comme si le narrateur avait à cœur de montrer, sans dissimuler aucun crime, que « tout le monde a ses raisons », selon la belle formule de Jean Renoir. Mais l’auteur impose au fil du roman, par petites touches, la question de la réconciliation, au moyen d’une amitié croissante entre Bittori et Arantxa, fille de son ennemie. Il suggère aussi une manière pacifique d’être basque avec le personnage de Gorka, dernier fils de Miren, échappant à l’influence de son frère terroriste (et nous savons en France aussi que le terrorisme est une affaire de frères) pour se réfugier dans les livres et l’étude approfondie de l’euskeraqui le fait devenir un linguiste reconnu et un poète primé. Les mots basques dont est parsemé le roman (avec un glossaire dans les dernières pages) ne sont pas là pour la couleur locale mais comme pour encourager cet attachement constructif à la langue.
À la fin du chapitre 109, lors d’une réunion de victimes à laquelle assiste Xabier, apparaît un personnage de romancier qui déclare : « J’ai dénoncé sans haine le langage de la haine, et l’oubli tramé par ceux qui essaient de s’inventer une histoire au service de leur projet et de leurs convictions totalitaires ». Ce romancier termine sa conférence ainsi : « J’exagère peut-être, mais j’ai la ferme conviction que la défaite littéraire de l’ETA est aussi en marche ». Il n’est pas abusif de voir en ce romancier un alter ego d’Aramburu et d’affirmer que Patria contribue à cette défaite en nous donnant à respirer l’air quotidien d’années pesantes, et en mettant au jour, dans une subtile polyphonie, les ressorts humains d’une discorde identitaire qui ne concerne pas exclusivement l’Espagne ni la fin du XXème siècle.
Nathalie de Courson
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