Patchwork, Christian Ducos (par Marc Wetzel)
Patchwork, Christian Ducos, Le Pauvre Songe Éditions, octobre 2024, 64 pages, 12 €
« Qu’adviendrait-il d’un oiseau en vol si par malheur il venait à prendre conscience de son état d’oiseau ? Il est probable que son vol s’en ressentirait gravement, la fine mécanique des plumes n’aurait plus la même précision, la même spontanéité d’action, d’adaptation au vent, le surplomb du gouffre durant le vol probablement se teinterait d’une sensation jusqu’alors inconnue de vertige. Expulsé de l’impensé, de l’incalculé, contraint à la pénétration brutale dans l’atmosphère de la conscience de soi, comment l’oiseau pourrait-il survivre à pareille violence ? Que resterait-il alors de la légèreté du vol, de l’innocence de l’envol ? Mais en irait-il autrement si à la place du mot oiseau on trouvait le mot poète, saint ou savant ? Comment la légèreté d’être, l’innocence créatrice pourraient-elles sans disparaître supporter pareille chute dans l’image de soi ? » (p.29).
On connaît la règle : soit on parle de poésie, soit on en fait. Mais les deux, non. Parler poétiquement de poésie est gageure ou miracle, comme l’est, réciproquement, par un beau vers, bouleverser intelligemment une âme : une fulgurance n’a pas le temps de réfléchir, et une idée n’est profonde que par l’espace qu’elle doit avoir loisir, en nous, de creuser. Les poètes penseurs (Valéry) et les penseurs poètes (Serres) laissent ordinairement perplexe, malgré les étonnantes et croisées exceptions d’un Jankélévitch ou d’un Rilke. On sent bien pourquoi : coudre des morceaux d’affects à des bribes de pensées ferait « patchwork » : l’aphorisme chante normalement faux, et, réciproquement, un beau vers tient, tout aussi normalement, le mystère de son idée sous clé. C’est pourquoi, lorsque Christian Ducos tente ici l’à peu près impossible, dans un sens (« La voie du poème ? Aller au pire pour en cueillir le meilleur », p.20), ou dans l’autre (« De la barque/ À l’étoile/ Nulle rame/ Mais la joie », p.28), on n’en croit d’abord pas ses tempes. C’est que – si l’on peut risquer une image – faire de la poésie, c’est comme attendre quelqu’un, alors que parler de poésie, c’est plutôt espionner quelque chose. On n’espionne pas ce qu’on attend, on n’attend pas ce qu’on espionne. À moins que – pour imager à son tour le « miracle » possible – faire les deux serait comme espionner le monde même qui attend quelqu’un. Est-ce alors dérisoire (comme on suivrait aux jumelles Bernadette lors de l’Apparition pour, indirectement, détecter la Madone), ou fainéant (comme on attendrait le retour de celui qui aurait espionné le monde pour nous !) ?
Les inespérées réussites de ce petit volume ravissent d’autant. Pour prendre une autre image, ce qui s’y passe est quelque chose comme : dans un hall d’aéroport, dans la colonne mouvante des « Arrivées », avoir écrit sur la pancarte qu’on agite (pour intercepter quelqu’un qu’on ne connaît pas encore, et dont on n’est pas davantage connu) : « Inconnu, s’il vous plaît », et la brandir en espérant que ça suffira, que le Mystère se reconnaîtra, et se signalera à nous en retour ! C’est absurde, si cela équivaut à récupérer un évadé au filet à papillon ; ça l’est moins si l’on veut bien estimer que la profondeur des choses cherche en certains cerveaux humains son échotier. Car à quelle autre porte toquer pour y proposer sa substance ? Ainsi est-ce, à proportion, éprouvant en nous, comme sortir de l’addiction au numérique (« L’homme moderne ? Une autruche. Sa tête virtuellement ensablée » (p.57), aussi ardu que nous délivrer de l’addiction tout court (nos centaines de milliers de pavillonnaires cocaïnomanes en vivent aujourd’hui quelque chose, s’en virtualisant l’âme là où un Michaux savait encore s’y réaliser l’esprit !). Mais, par l’art d’Hergé (dans Tintin au pays de l’or noir), même Dupont et Dupond – que nous n’achevons jamais d’être – finissent par se dépêtrer la tête du mirage !
« Bref, garder vivant l’esprit de contr’addiction » (p.19), puisque d’abord : « On écrit pour garder vivante une voix » (p.20).
Et du miracle ici (poétiquement parler de poésie, donc) a lieu – par formidables, sobres et sûrs moyens, dont on propose ici simple inventaire : d’abord Christian Ducos formule l’art même de donner bonne forme au mystère disponible (prendre pour fouet la panthère même !).
« Et toi, tu crois qu’avec le fouet de l’esprit tu vas dresser les mots ? Mais tu ne feras jamais que les dresser les uns contre les autres. Ce n’est pas le fouet qu’ils attendent, mais la panthère, celle-là même, qui d’un seul regard, les couchera, et toi avec » (p.36-37).
Ensuite, il connaît assez le silence même pour savoir comment un discours saura s’en départir (c’est-à-dire à la fois s’en nourrir et s’en guérir !). Et en patchwork, bien sûr, rattachant trois nets morceaux comme ceux-ci :
« Le silence est un cri de papillon » (p.30)
« Briser le silence du silence, œuvre d’art » (p.37)
« Le poème est cette mélodie qui court au-dessus du silence de l’harmonie » (p.39)
Ensuite, la morale créatrice d’une sorte d’humilité de ne pas en deviner plus : éviter infailliblement l’imposture en s’arrêtant juste avant la posture :
« Quand un tableau est-il fini ? » demandait Valéry. Jamais, très certainement. Mais “l’inachèvement” de certaines toiles de Cézanne (cf. les dernières Sainte-Victoire, ou bien les Grandes Baigneuses de Philadelphie), sans jamais refermer la question, laisse entrevoir les contours d’une “réponse”. Plutôt qu’une impuissance du peintre à aller au bout de son œuvre, y voir bien davantage l’affirmation de son refus à tricher sur la couleur. Là, tout simplement, il ne voit pas. Il ne sait plus. Et il le dit. C’est aussi cela peindre et c’est aussi cela écrire : savoir laisser ouvert l’Ouvert » (p.43-44).
De même, Ducos pénètre l’humour des situations, car il sait, campe et vit la situation même de l’humour (l’avancée faisant seule horizon, et le recul se tenant sur l’estrade même ! :
« On ne va jamais plus loin que le bout de ses pieds » (p.18)
« Derrière tout grand écrivain se cache une chaise » (p.42)
Enfin, pour parler franchement, ce probe écrivain sait s’en tenir à ce qui mérite d’être écrit (sachant, dans l’œuvre comme dans la vie, tirer son chapeau avant de perdre la tête) :
« À trop vouloir être lu on finit par n’être pas relu » (p.45)
Et :
« Ce qu’un jour on a cru apprendre
Un autre jour le reniera
Mais ce que jamais l’on ne saura,
Seule la mort peut nous l’apprendre » (p.8)
C’est un livre juste et beau. Montaigne disait (cité, p.16) de l’acte d’écrire ceci : « Je parle au papier ». Le papier de ce recueil a bien enregistré les doléances et interrogations de Christian Ducos, gracieux achemineur de lumière (p.59) et – courtoisement, efficiemment et fidèlement – a réservé (pour les leur murmurer méditativement) ses réponses aux seuls heureux lecteurs.
Marc Wetzel
Christian Ducos est poète et essayiste girondin, né en 1955. Cet auteur est un homme de vérité, car il n’aura écrit que pour sortir du mensonge. D’une œuvre profondément authentique donc, malgré sa constante subtilité, on se permet de vivement conseiller ici : Plic ! Ploc ! (Le Cadran Ligné, 2019), Tableaux/Poèmes (Le Pauvre Songe, 2022), « (Auto)portraits » (Le pauvre Songe, 2023).
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