Passe-passe, Martine Lombard (par Patryck Froissart)
Ecrit par Patryck Froissart 11.07.22 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Nouvelles
Passe-passe (nouvelles), Martine Lombard, Editions Médiapop, 2021, 204 pages, 14 €
Les douze nouvelles constituant ce recueil ont pour cadre politico-géographique la RDA pour les unes, la RFA ou la France pour les autres, pour contexte historique la période d’avant la réunification allemande ou celle d’après, et pour personnages soit des Ossis évoluant à l’époque du régime socialiste, soit des transfuges passés alors à l’ouest avec un statut d’étudiant ou un contrat de mariage avec un occidental, soit d’ex-Ossis retournant après la chute du Mur sur les lieux où ils ont vécu…
L’une des tonalités dominantes est donnée dans la première nouvelle du recueil (Vacances d’été). Ce récit se déroule plusieurs années après la démolition du Mur.
Mathias et son épouse sont de la génération de l’Allemagne réunifiée. Avec leurs enfants, ils ont accompagné Ruth et Lorenz, les parents dudit Mathias pour quelques jours de vacances dans l’ex-RDA. La villégiature tourne vite au conflit intra-familial, tant se révèle, sous les poussées d’une nostalgie qui fait brutalement surface chez Ruth et Lorenz, un fossé idéologique qu’on pensait comblé par les strates des années accumulées depuis la chute du Mur, mais qui ne fait que se rouvrir plus largement et plus profondément sous l’effet de la déception et conséquemment du profond ressentiment qui aigrissent les ex-Allemands de l’Est face au constat de déchéance sociale résultant de leur intégration discriminatoire dans l’Allemagne reconstituée..
Mathias entrevoit pour la première fois cette énorme béance : celle de la confiance perdue. Le père a été professeur d’université et membre du Parti. […] Le couperet est tombé à l’heure de sa retraite. […] Rangé dans la catégorie des anciens membres du Parti, il a vu sa retraite divisée par cinq [Les parents ont donc dû quitter leur appartement tandis que, forts de leur pouvoir d’achat, les Wessis ont récupéré les villas délaissées par les diverses institutions politiques dissoutes].
Une thématique inverse se dégage de la nouvelle intitulée L’héroïne du jour, qui a pour contexte spatio-temporel la RDA. C’est celle de la fuite à l’Ouest que tente d’effectuer, comme nombre d’autres à l’époque de la Stasi, lors d’un séjour régulier et obligé dans un centre de formation civique de jeunes pionniers, dans une course désespérée, la jeune Sophie, dont une partie de la chevelure et de la peau du crâne est arrachée au passage sous les barbelés.
Je commence à courir, ma peau, ma chair. La brûlure me fait faire des crochets, […] le vent balaye la friche sanglante sur mon cuir chevelu. […] La sacoche frappe contre ma hanche. Tout est douleur. Sans m’arrêter, je la retire par-dessus ma tête incendiée et la lance derrière moi, le plus loin possible.
Chacune des autres nouvelles est la mise en texte d’un épisode singulier, remarquable, de la vie quotidienne, familiale, sociale, professionnelle, sentimentale de personnages ordinaires, ayant pour cadres des lieux se situant de part et d’autre du Mur et pour époques l’avant et l’après de sa démolition. Chacune est sous-tendue, de manière plus ou moins diffuse, par l’une des thématiques évoquées ci-dessus. L’auteure, qui a vécu à l’Est jusqu’en 1986, et qui, depuis, réside à l’Ouest, a donc connu les deux économies, les deux époques, les deux espaces politiques, les deux mondes. Elle promène et partage, au fil des récits, un regard critique, sans concession, alternativement, sur les deux modes de société, autant sur le caractère oppressif du système installé en RDA en 1949 (La candidate) que, par exemple, sur la brutalité du fonctionnement interne de l’entreprise capitaliste à l’Ouest (L’aquarium).
On passe de l’un à l’autre, on croise ceux qui fuient, ceux qui reviennent, ceux qui eussent aimé rester… Le ballet prend.
Passe-passe…
Passez par ici et moi par là…
Ainsi est faite, relativement, la part des choses, ce qui n’est pas le moindre trait d’intérêt de ce recueil qui par ailleurs est d’une belle écriture et dont chacun des épisodes est d’une lecture fort plaisante.
Patryck Froissart
Née en 1964 à Dresde (Allemagne de l’Est), Martine Lombard découvre très tôt les espaces de liberté que recèle la langue. Expulsée de l’université Humboldt de Berlin (Est), elle quitte la RDA à l’âge de 22 ans et s’installe à Paris où elle obtiendra le diplôme d’interprète de conférence à l’École Supérieure des Interprètes et de Traducteurs (ESIT). Elle fait ses armes en tant qu’interprète au sein de la Commission Européenne à Bruxelles, puis retourne vivre à Paris avant de s’installer à Strasbourg. Auteure, interprète de conférence et conceptrice-rédactrice de bandes-annonces, elle travaille pour la chaîne culturelle européenne ARTE, le monde de l’entreprise et diverses organisations internationales.
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A propos du rédacteur
Patryck Froissart
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.
Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF
Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)
Membre de la SGDL
Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :
-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)
-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)
-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)