Pasolini, René de Ceccatty (par Philippe Leuckx)
Pasolini, René de Ceccatty, Folio, 320 pages
Ecrivain(s): René de Ceccatty Edition: Folio (Gallimard)
Un essai éblouissant d’intelligence critique et sensible
Noguez le disait déjà, devant analyser en philologue rompu à l’exercice difficile d’admiration critique, lorsqu’il l’évoqua dans les Dossiers du cinéma (Casterman), en 1969-1970), l’œuvre de Pasolini est double, sous le sceau, la bannière du « centaure », figure mythologique de l’ambivalence.
De Ceccatty, traducteur invétéré de huit volumes pasoliniens, était évidemment le mieux placé pour brosser, non en grandes lignes, mais en essais chapitrés de sens (pour le philosophe ; pour le traducteur-accompagnateur des œuvres d’autrui – Barbedette, Violette Leduc, Sibilla Aleramo, Moravia, Callas, Penna, etc. Pour le critique du Monde et des mondes italiques), l’œuvre et le parcours pasolinien, de Bologne à Ostie, de Ramuscello (la première station du martyrologue) à Salo. De 1922 à 1975.
L’œuvre est énorme, au sens pluriel du texte : des poèmes en frioulan (dont le très beau Où est ma patrie, que j’ai découvert grâce aux éditions Castor Astral, dont la traduction française date de 2002), en italien (l’inévitable Les Cendres de Gramsci, de 1957, pointe d’un iceberg immense), des romans (deux œuvres de 1955 et 1959 qui ont défrayé la chronique par l’utilisation de l’argot, la crudité des situations, l’attention au Lumpenprolétariat, l’audace sensuelle, les revendications sociales, pour faire vite), des pièces de théâtre, entre autres Affabulazione, jouée par l’acteur Vittorio Gassmann), des essais littéraires, sur la société, sur la linguistique, des Ecrits corsaires (fabuleuses démonstrations entre essai et pamphlet), des films incontournables de 1961 à 1975 (Accatone ; Mamma Roma ; Il vangelo secondo Matteo ; Edipo Re ; Teorema ; Medea ; La Trilogie de la vie ; Salo), sans oublier ses scénarios et contributions pour de grands films d’amis ou cinéastes contemporains (plusieurs films avec Mauro Bolognini : La Notte brava, et La Giornata balorda ; Le notti di Cabiria, de Fellini, etc.
Enorme aussi par les significations délivrées, reçues, interprétées, parfois au grand dam de leur auteur, dans des sens étriqués par les communistes, les catholiques, les intellectuels, les autres milieux… A quoi de Ceccatty, avec subtilité, répond par un éclairage tous azimuts : éclairage social, familial, culturel, politique, idéologique et sexologique : que de pages brillantes d’intelligence et de nuances à propos des avatars (le mot est faible) connus par le développement intellectuel, créatif d’un des plus grands écrivains italiens du siècle (avec Svevo, Ungaretti, Gadda, Penna et Morante). Les mille et une explications sur une époque qui traversa les aléas multiples d’un après-guerre, où néoréalisme, implications et engagements politiques, soubresauts économiques et religieux trament l’arrière-plan culturel d’un homme doux, pétri de culture, non violent, s’engageant sur tous les fronts (un Zola, un London dans les mêmes registres de la misère dénoncée), complexe et complet (poète, essayiste, cinéaste, sémiologue, critique, polémiste, journaliste, éditorialiste…), sur le terrain et dans les pages (au sens noble). Difficile d’y trouver un équivalent aujourd’hui : culture immense et engagement, sans donner dans la simplification.
De Ceccatty rappelle, et ce sont des pages vibrantes, l’installation à Rome, dès 1950, la présence d’une mère-vierge-sainte et d’un père militaire alcoolique et fouineur, les divers déménagements dans l’urbs, de Rebibbia à Monteverde, des borgate (décrites et dénoncées dans Ragazzi di vita, 1955) au centre-ouest de Rome (via Fonteiana…). Le souci social d’un Pasolini, apte à découvrir, lui issu d’une petite bourgeoisie provinciale, les chancres terribles d’une Italie en développement sauvage, avec à ses bordures, les bidonvilles… aux confins d’une ville de beauté…
De Ceccatty éclaire de l’intérieur et de l’extérieur un parcours unique par ses métamorphoses et ses fidélités : Pasolini n’est pas quelqu’un qui change de manière radicale, il est cet homme, à l’image de Rome sans doute puisque celle-ci l’a attiré de façon prégnante), des strates qui se nourrissent par une capillarité intellectuelle et sensuelle, selon moi. Strates frioulanes, bolognaises, romaines, marocaines, indiennes, linguistiques, des bidonvilles, du néoréalisme, des langages poétiques-cinématographiques…
Noguez avait en 1969-1970 inventé l’adjectif pasolinien pour dire toute l’essence d’un univers polysémique, complexe, nuancé, irréductible (à des lectures, selon moi, trop partisanes), tramé d’un sacré-profane-mythologique, sensible à la lumière des banlieues, des déserts… et dont Edipo Re est peut-être l’expression la plus ouverte et personnelle : PPP n’est-il pas, par une lecture d’apologue, l’égal d’un Edipo aveuglé par l’immensité des sens à l’œuvre autour de lui ?
De Ceccatty n’a pas bien parlé de PPP, il en parle de manière magistrale : il faut beaucoup d’humilité et de sagesse intellectuelle pour ramasser en deux cents pages et quelques les nuances infimes d’un étonnant voyage terrien d’un doux appelé Pier Paolo Pasolini.
L’essai de 2005 s’est enrichi de soixante pages (Une ordalie), qui éclairent la fin tragique et les procès qui suivirent. Le dossier reste à ce jour bien obscur.
On fête en 2022 le centenaire de sa naissance.
Philippe Leuckx
René de Ceccatty, écrivain français, né en 1952, est traducteur de l’italien et du japonais. Il a traduit Pasolini, Penna, Moravia, etc. Citons : L’accompagnement ; Fiction douce ; des biographies, Le Soldat indien ; parmi une soixantaine d’ouvrages.
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