Pas pleurer, Lydie Salvayre (par Marianne Braux)
Pas pleurer, 288 pages, 7,30 €
Ecrivain(s): Lydie Salvayre Edition: Points
Prix Goncourt 2014, Pas pleurerrevient après près de 80 ans sur la guerre civile espagnole, au travers de deux témoignages antithétiques offrant au lecteur une vue aussi nuancée qu’engagée d’un épisode important de l’Histoire européenne et de l’histoire familiale de Lydie Salvayre : d’un côté, le récit de Montse, la mère de la narratrice née en France de parents républicains ayant fui la guerre, qui en 36, lors du soulèvement libertaire mené par son frère à Lérima en Catalogne, connut le « plus bel été de sa vie » ; de l’autre, le témoignage déchiré de George Bernanos dans un ouvrage malheureusement trop peu lu, intitulé Les grands cimetières sous la lune, dans lequel l’écrivain catholique monarchiste résidant alors à Majorque dénonçait les exactions du camp nationaliste et la complicité de l’Eglise.
L’été radieux de ma mère, l’année lugubre de Bernanos dont le souvenir est resté planté dans sa mémoire comme un couteau à ouvrir les yeux. Deux scènes d’une même histoire, deux expériences, deux visions qui depuis quelques mois sont entrées dans mes nuits et mes jours, où, lentement, elles infusent.
Outre l’intérêt informatif du roman pour les passionnés d’Histoire, Pas pleurer émeut par ce qui apparaît comme une empathie profonde de la part de l’auteure envers ses personnages, et tout particulièrement envers Montse à travers qui Lydie Salvayre redonne vie à sa mère réelle, décédée quelques années avant la parution du roman :
Ma mère s’appelle Montserrat Monclus Arjona, un nom que je suis heureuse de faire revivre et de détourner pour un temps au néant auquel il était promis. Dans le récit que j’entreprends, je ne veux introduire, pour l’instant, aucun personnage inventé. Ma mère est ma mère, Bernanos l’écrivain admiré des Grands cimetières sous la lune et l’Eglise catholique l’infâme institution qu’elle fut en 36.
Cette empathie s’exprime en grande partie par un travail sur la langue révélant la profonde capacité d’écoute de Lydie Salvayre, ancienne psychiatre formée à la psychanalyse. La présence de la langue maternelle, dans un texte qui décloisonne les idiomes nationaux, est le premier signe de cette sensibilité à la parole d’autrui. Malmenant joyeusement la langue française dans la reproduction du fragnol de sa mère, poète malgré elle et premier modèle de la future écrivaine, Lydie Salvayre parvient à donner ses lettres de noblesse à la « langue mixte et transpyrénéenne » des réfugiés espagnols, « aussi sophistiquée qu’énigmatique », dont elle fait par ailleurs ouvertement l’éloge dans un autre texte, Défense et illustration du Fragnol, inclus dans le recueil collectif Bienvenue ! 32 auteurs pour les réfugiéspublié aux Editions Points en 2015.
L’Histoire ma chérie est faite de ces enfrontements, les plus cruels de tous et le plus infelices, et aucun des pères du village n’en est prémunisé, pas plus le père de Diego que celui de José, la justice immanente n’obédissant pas aux décrets de la justice des hommes.
Cet heureux mélange des langues donne également lieu à de nombreux énoncés en espagnol laissés la plupart du temps sans traduction ni distinction typographique, qui sortent le lecteur de sa zone de confort linguistique et traduisent l’impact du récit de Montse sur la narratrice :
On va faire la révolution et écraser les nationaux, s’exalte José, Fuera los nacionales ! Fuera ! Fuera !
Et nous ne nous calmerons pas avec quelques os et quelques caresses. Se acabó la miseria. La revolución no dejará nada como antes. Nuestra sensibilidad se mudará tambien. Vamos a dejar de ser niños. Y des creer a ciegas todo lo que se nos manda.
Il est théâtral. Romantique à mourir. Un ángel caído del cielo.
L’espagnol n’est pas là seulement pour faire couleur locale. De même que la langue maternelle surgit chaque fois que les sentiments nous emportent, ces ruptures ont avant tout un sens affectif. Elles ouvrent à une autre dimension du langage, libéré de ses alibis communicationnels en faveur du rapport intime que tout locuteur noue avec lui, y compris à ses dépens, pour refonder à chaque fois la possibilité du dialogue. Ce roman est un appel, une bouteille jetée à la mer, une bouffée d’air pur dans le monde actuel par trop, dirait l’écrivaine, « communicationnaire ».
Ne serait-ce que pour cela, il faut lire Pas pleurer, roman unique en son genre où l’auteure semble avoir voir mis tout son « corazon de mantequilla » emprunté à Cervantes en exergue, autant que son courage, et qui s’impose comme l’opus magnus d’une auteure à l’écriture à la fois provocante et réjouissante, colorée et sonore, reconnaissable entre mille, en un mot : une grande écriture.
Marianne Braux
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