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Pas pleurer, Lydie Salvayre

Ecrit par Pierrette Epsztein 06.11.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Seuil

Pas pleurer, août 2014, Prix Goncourt 2014, 288 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Lydie Salvayre Edition: Seuil

Pas pleurer, Lydie Salvayre

 

Comment une histoire singulière croise « l’Histoire avec sa grande Hache » ?

Lorsque vous, lecteur inconnu, ouvrez le dernier roman de Lydie Salvayre, Pas pleurer, édité en août 2014 aux éditions du Seuil, vous devez en accepter l’originalité.

Alors, imaginez-vous au théâtre. Les trois coups sont frappés. Le rideau rouge s’écarte. Le décor est planté. Un salon. Le bruit du monde extérieur est aboli et nous sommes emportés dans un huis clos.

Une mère âgée de « quatre-vingt dix ans », à la mémoire qui flanche, est assise dans le fauteuil où elle passe ses jours, souvent près de la fenêtre. Ce jour-là, face à elle, sa fille, grande lectrice et écrivain, fervente adepte du terme juste, de la belle langue, l’écoute attentivement, pas tout à fait en silence. En effet, parfois, elle interrompt le déroulé des souvenirs maternels pour corriger certaines erreurs de langue. Mais pas à chaque fois. Ce serait fastidieux et mal venu. Alors elle laisse sa mère égrainer son récit à sa façon. Ce récit que la fille attend depuis bien longtemps.

De façon inopinée, entre les lignes, le fantôme d’un tiers fait irruption dans la pièce. Georges Bernanos, écrivain de renom, à la réputation établie, chrétien convaincu, d’extrême droite. Devant « l’infâme connivence entre l’Eglise et les Nationaux » dont il prend conscience à Majorque où il a décidé de vivre, devant l’horreur vécue par son fils engagé dans la Phalange, dont il juge, au départ, l’action légitime, il se révolte « lorsqu’il voit les nationaux se livrer à une épuration systématique ». Il rédige dans l’urgence un pamphlet, Les grands cimetières sous la lune, publié dans l’après-coup, en 1938, chez Plon. Ce livre qui obtient un grand succès va horrifier tout son lectorat traditionnel et faire de lui un renégat qui trahit son camp.

Cet ouvrage chamboule la fille et la lance dans le projet d’écriture de son roman. Elle lit avec voracité ce roman de Bernanos, cet homme dont, pourtant, tout la séparait. Elle en extrait de nombreux fragments qu’elle va glisser dans son propre roman. Et deux récits vont se tisser, celui de ce célèbre écrivain fantôme Bernanos, celui de cette mère « destinée au néant » Monserrat Monclus Arjona, née le 14 mars 1921, que tout le monde appelle Montse ou Montsita. En effet, ce jour-là, dans cette intimité là, sa mère est prête à retourner dans un moment précis de son histoire.

Grâce à cet échange, nous basculons dans un autre temps, dans un autre pays. Nous sommes en Espagne au moment de l’insurrection républicaine de 1936 face au fascisme. Et cette mère qui a perdu la mémoire immédiate se souvient, avec une précision minutieuse, de ces journées de juillet 1936.

La mémoire historique est relatée du point de vue de ces deux protagonistes que tout aurait dû tenir éloignés et qu’une même révolte contre la violence de l’arbitraire va rapprocher. Deux voix s’entrelacent, celle, révoltée, de Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les Nationaux avec la bénédiction de l’Église contre « les mauvais pauvres », celle, roborative, de la mère de la narratrice et « mauvaise pauvre », qui a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours enchantés de l’insurrection libertaire par laquelle s’ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d’Espagne, des jours qui comptèrent parmi les plus intenses de sa vie, « l’unique aventure de son existence ».

Comment une petite phrase, prononcée par le notable du village respecté de tous va déclencher la révolte individuelle de la mère ? « Elle a l’air bien modeste » affirme cet homme à la mère lorsque sa femme lui présente celle qu’elle veut engager comme bonne à tout faire. Ce rôle lui était dévolu de toute évidence puisque ce fut la destinée de sa propre mère et de toute jeune fille de sa condition. Cette affirmation, en apparence anodine, va bouleverser la conception du monde de cette toute jeune fille de quinze ans. Elle, auparavant, silencieuse, docile, effacée, va laisser éclater sa colère et refuser la soumission. Sa vie, alors, bascule. En quelques mois, son regard se déniaise, elle se rebelle contre son éducation rigide, engluée dans les principes religieux, contre sa famille timorée. Elle décide de « tout casser ». « La guerre, heureusement, éclate le lendemain, ce qui fait que je ne suis jamais allée faire la bonne ni chez les Burgos, ni chez personne. La guerre, ma fille, est tombée à pic nommé ». « Ces mois restent les plus beaux de sa vie » avoue-t-elle.

Elle va suivre son frère, quitter le village, le suivre à Burgos, découvrir le bonheur de la liberté, de l’amour et de la participation active à l’action collective. « Elle est émerveillée ».

Nous n’évoquerons que les personnages essentiels qui gravitent autour de la mère. Josep, le frère qui choisit l’anarchisme au grand dam de sa famille. Pour lui l’ignorance est la cause de tout. Alors, il lit et il agit. Diego le bâtard, élevé dans un milieu protégé, non reconnu, moqué, rejeté, choisit le communisme et réussit à imposer sa vision mesurée, réaliste et à asseoir son pouvoir. Une lutte fratricide s’installe entre eux deux, entre deux visions, entre deux projets. Diego finit par accomplir son rêve, il réussît à épouser Montse. Il reconnaîtra le fils de celle-ci issu de sa liaison fugace avec celui appelé A. dans le récit maternel, un homme des Brigades Internationales qu’elle ne reverra plus jamais.

Autour d’eux circulent de multiples personnages familiaux, amicaux, sociaux, politiques, culturels, qui éclairent les différentes étapes de la période et les différentes prises de position dans le conflit, parfois beaucoup plus nuancées et contradictoires que ce que l’on pourrait imaginer. Nous sommes mis face à la collusion entre l’église, la dictature, la haute bourgeoisie et l’aristocratie. Les affrontements seront brutaux entre les différentes factions et dans les familles qui se déchirent. Les enjeux politiques sont énormes. Les luttes sont sans merci entre les « grands » accrochés à leurs privilèges et les humbles, paysans et ouvriers. Les luttes intestines entre communistes, anarchistes, socialistes, républicains modérés sont aussi une des causes de la défaite. Les forces militaires ne sont pas égales. La révolte échoue dans la guerre et mène au drame.

La dictature franquiste, soutenue par les puissants, finit par triompher avec l’aide de l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler. La puissance technologique est sans comparaison avec celle des insurgés qui sont  massacrés. Les morts sont impossibles à dénombrer. Mais rien ne pourra effacer l’exaltation d’un moment de Révolution où l’utopie a pris corps durant quelques mois. Le pays fait rêver le monde entier.

Face à sa fille, imprégnée du récit de Bernanos, dans cette reconstruction imaginaire d’un fragment capital de son existence, la mère réalise que sa vie a pris un tout autre cours que celui auquel elle était destinée. De façon brutale, elle a croisé l’Histoire dans son exaltation et son implacable cruauté.

Face au récit de sa mère, la fille réalise à quel point cette histoire et son origine espagnole a imprégné son œuvre sans qu’elle en soit toujours consciente. Comment sa mère lui a transmis son énergie féroce, sa détermination inflexible, son goût du bonheur malgré les difficultés du quotidien, sa générosité même dans l’adversité et surtout son solide bon sens. Et surtout la faculté de ne pas se perdre.

Dans ce roman, l’écriture est essentielle :

Dans la construction de son roman, Lydie Salvayre allie avec une grande subtilité le passé et le présent, la voix de la mère et celle de Bernanos.

Mais à cela s’ajoute toute la musique de son style qui fait toute la force de son écriture et son originalité.

« Le style fait passer sa voix singulière dans la langue », énonce Annie Ernaux.

Grâce à son expérience de psychiatre-psychanalyste dans des milieux modestes, Lydie Sylvayre a développé sa curiosité pour « les gens du commun à l’ouvrage », comme les nomme si joliment Jean Dubuffet. Elle constate : « Mes patients traitent le français de façon délicieuse, avec des maladresses, mais aussi avec des rythmes nouveaux, et c’est une chance pour l’écrivain que je suis d’être confrontée à ces parlers. Ce qui me fait peur, c’est le langage unique. « Les choses peuvent avoir plusieurs sens ». « J’ai la passion de la langue de l’autre. C’est pour moi un plaisir formidable ». « J’ai l’impression que je m’autorise enfin à faire ce que je veux en littérature », affirme Lydie Salvayre dans une interview lors de la sortie de son dernier roman.

Elle qui, dans sa jeunesse, avait honte de ce franco-espagnol, ce parler maladroit de sa mère, en fait aujourd’hui une richesse inouïe. Dans Pas pleurer, elle réussit le tour de force de transcrire sur le papier la langue orale maternelle, qu’elle nomme de ce mot savoureux « le fragnol », en langue de l’écriture dans sa matérialité et dans sa dimension métaphorique. En faisant cette prouesse elle oxygène la langue en la rendant plus aventureuse, plus originale.

Elle nous offre avec jubilation ce mélange de langue châtiée et de grossièretés qui amuse sa mère, une langue qui se précipite, qui se cogne aux impératifs de la grammaire, qui se tord et se déforme. Sans cesse dans son discours, la mère malmène la langue, l’estropie, la métisse en défaisant les expressions toutes faites, elle fait des confusions entre les mots, invente des solécismes, des barbarismes, « hispanise » le français et rend sa parole étonnante. Elle apporte des mots immigrés aux français, elle s’autorise à traverser les frontières entre deux pays, entre plusieurs registres, de la langue tenue à la grossièreté la plus égrillarde et son parler devient poésie.

Lydie Salvayre traduit tout ceci avec une recherche infatigable de la précision. Et l’auteur ajoute dans la même interview : « L’espagnol accepte le mauvais goût. C’est une langue picaresque qui ne craint pas l’injure et le blasphème. Une langue libre, qui explose dans un registre large qui s’étend du sublime au vulgaire ». On retrouve dans Pas pleurer, comme dans tous ses autres romans, une part noire et une part solaire, le tragique et le comique de Cervantès. D’ailleurs, c’est un extrait du Quijote, en espagnol, qui sert d’épigraphe au roman et qui en donne le la.

L’auteur avoue la jubilation qu’elle a éprouvée à écrire cette langue et le lecteur à son tour jubilera à chaque ligne du livre en la découvrant dans toute sa saveur épicée.

Un bon livre ne devrait pas chercher à séduire mais à déranger nos certitudes.

Pas pleurer nous donne certaines leçons que chaque lecteur ruminera à loisir, une fois le roman fermé.

Comment acceptons-nous notre Héritage ? L’auteur rend dans son roman un vibrant hommage à sa mère et au-delà d’elle aux gens du commun qui mènent leur vie en serrant les dents, sans complaisance mais sans compromission et sans se complaire dans la posture de victime.

Comment les livres naissent-ils ? Lydie Salvayre reconnaît ce qu’elle doit à son héritage d’enfant d’exilés espagnol ainsi qu’aux livres. Elle a compris depuis longtemps qu’on écrit à partir de livres lus, au-delà, autrement mais avec. Sa découverte d’un auteur, Bernanos, qui n’avait rien a priori pour la séduire, a pu avec son livre Les Grands Cimetières sous la lune la lancer dans ce roman. Elle admire son talent de révolté solitaire, de visionnaire qui proclame que la vie moderne et le nationalisme exacerbé sont une conspiration contre la vie intérieure. Les livres nous nourrissent et déclenchent d’autres livres.

Qu’est-ce que l’humain ? Au-delà du factuel de la guerre d’Espagne, ce roman est aussi une lutte en faveur d’une certaine idée de la justice et de la dignité humaine. Un refus de tous les déterminismes, de tous les fanatismes, de toutes les stigmatisations, de toutes les exclusions. L’étranger est-il une menace ou une richesse pour le pays d’accueil ?

Dans Pas pleurer, Lydie Salvayre nous prouve que la langue est politique et nous pose cette question si actuelle : « Les mots immigrés menacent-ils notre langue ? »

Ce roman est pour chaque lecteur une formidable leçon d’optimisme. Oui, il est possible de vivre ses désirs, de ne pas se plier à la « servitude volontaire ». La domination n’est pas une fatalité.

 

Pierrette Epsztein


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A propos de l'écrivain

Lydie Salvayre

 

Lydie Salvayre est née en 1948, en France, d’un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France depuis la fin de la guerre civile espagnole. Son père est andalou, sa mère catalane. Elle passe son enfance à Auterive, près de Toulouse, où vit déjà une colonie de réfugiés espagnols. Dès le collège, elle se passionne pour la lecture. Après son baccalauréat, elle suit des études de Lettres à l’Université de Toulouse, où elle obtient une licence de Lettres modernes, avant de s’inscrire en 1969 à la Faculté de Médecine. Son diplôme de médecine en poche, elle part se spécialiser en psychiatrie à Marseille où elle exerce plusieurs années comme psychiatre à la clinique de Bouc-Bel-Air. Elle vit aujourd’hui à Paris. Elle commence à écrire à la fin des années 1970 et publie au départ dans des revues littéraires d’Aix-en-Provence et de Marseille au début des années 1980. Après plusieurs sélections de romans pour des prix littéraires, son œuvre La Compagnie des spectres a reçu le Prix Novembre puis a été élue « Meilleur livre de l’année » par la revue littéraire Lire en 1997. Elle a également obtenu le prix François Billetdoux pour son roman B.W. Prix Goncourt 2014. Son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues. Devenue romancière sur le tard, elle a trouvé d’emblée son public. Mais ne renie pas pour autant son premier métier de psychiatre.

 

Bibliographie sélective :

La Déclaration, Julliard, 1990

La Vie commune, Julliard, 1991

La Médaille, Seuil, 1993

La Puissance des mouches, Seuil, 1995

La Compagnie des spectres, Seuil, 1997

Quelques conseils aux élèves huissiers, Verticales, 1997

La Conférence de Cintegabelle, Seuil, 1999

Les Belles âmes, Seuil, 2000

Le Vif du vivant, Cercle d’art, 2001

Et que les vers mangent le bœuf mort, Verticales, 2002

Contre + CD audio avec Serge Teyssot-Gay et Marc Sens, Verticales, 2002

Passage à l’ennemie, Seuil, 2003

La méthode Mila, Seuil, 2005

Dis pas ça + CD audio avec Serge Teyssot-Gay, Marc Sens et Jean-Paul Roy, Verticales, 2006

Lumières sur la CCAS. Les activités sociales des salariés de l’énergie, collectif, Cercle d’art, 2006

Portrait de l’écrivain en animal domestique, Seuil, 2007

Petit traité d’éducation lubrique, Cadex, 2008

BW, Seuil, 2009

Hymne, Seuil, 2011

7 femmes. Emily Brontë, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Colette, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Djuna Barnes, Librairie académique Perrin, 2013

Pas pleurer, Seuil, 2014

Préfaces :

Préface à Femmes dans la guerre, collectif, éditions du félin, 2004

Préface à Les Madones du trottoir : évocation de Sylvain Fourcassié, Cadex, 2010

Théâtre :

La Puissance des mouches, mise en scène d’Yvon Chaix, Théâtre Jean Vilar, 2005 ; mise en scène de Gérard Lorcy, La Minoterie, Marseille, 2005

La Compagnie des spectres, mise en scène de Mónica Espina, Théâtre national de Chaillot, 2002 ; mise en scène de Mónica Espina, Théâtre Jean Vilar, 2003 ; mise en scène de Gérard Lorcy, Villers-Saint-Paul, Salle Henri Salvador, 2006 ; mise en scène Zabou Breitman, Théâtre de la commune Aubervilliers, 2011

La conférence de Cintagabelle, mise en scène Jean-Yves Lazennec, Théâtre de la Commune, 2005

Les Belles âmes, mise en scène et adaptation de Laurence Février, Théâtre national de Chaillot, 2008

Quelques conseils aux élèves huissiers, 2011 au théâtre, mise en scène Jeanne Mathis avec Frédéric Andrau

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.