Pas de défaite pour l’esprit libre, Écrits politiques Inédits (1911-1942), Stefan Zweig (par Gilles Banderier)
Pas de défaite pour l’esprit libre, Écrits politiques Inédits (1911-1942), janvier 2020, trad. allemand Brigitte Cain-Hérudent, 352 pages, 22,90 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Albin Michel
Il peut paraître surprenant que, près de quatre-vingts ans après sa mort (1942), il demeure encore des textes inédits de Stefan Zweig. Car ce dernier n’eut rien d’un auteur confidentiel, écrivant dans l’indifférence (comme, de nos jours, les auteurs de blogs que personne ne visite), pour les seuls membres de sa famille, ou comme ces personnages inondant les journaux de lettres qui ne seront jamais publiées. Il fut un écrivain connu et reconnu dans le monde entier, fut-ce « le monde d’hier ». Mais, contrepartie ou non de cette renommée mondiale, Zweig publia beaucoup, dans les journaux les plus divers, et il ne signait pas toujours ses articles. Il reste donc possible de faire des trouvailles, comme celles rassemblées dans deux volumes publiés en Autriche (2016) et traduits en français. Ce livre n’ajoute ni ne retranche rien à la gloire posthume de Zweig et tout n’y est pas du premier ordre. Le sous-titre « Écrits politiques » ne rend qu’imparfaitement compte du contenu composite de l’ouvrage.
Même avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de trouver de la politique dans les considérations (au demeurant fort justes) de Zweig sur la bibliophilie, le marché du livre ancien ou les subsides accordés par l’État aux écrivains (une idée dont il ne semble pas percevoir le caractère dangereux : la fonctionnarisation des auteurs n’a jamais rien apporté de bon). Le premier article date de 1911, le dernier de 1942. Au cours de ces trois décennies se produisit un double mouvement : d’un côté, Zweig devint un écrivain célèbre pour ses textes de fiction, son théâtre et ses biographies ; de l’autre, ses vues sur le monde qui l’entoure trahirent une forme de décrochage entre les idéaux et la réalité. En 1924, Zweig peut bien railler Le Déclin de l’Occident, paru quelques années plus tôt (p.186), cela n’empêche pas Spengler d’avoir eu raison. Ses considérations contre le recours à la peine capitale (1927-1928) sont sympathiques mais, quelques années après leur publication, on enverra des millions de gens à la mort pour expier le seul crime d’exister. Parler de « L’unité spirituelle de l’Europe » en 1936, à Rio de Janeiro, revient à exalter l’insubmersibilité du Titanic depuis un canot de sauvetage. Quant aux prévisions de Zweig relatives à l’avenir du Brésil, elles sont tombées à plat. Il y a un côté Don Quichotte dans son projet surréaliste de combattre le nazisme en publiant une collection de livres peu onéreux en allemand (« L’impact d’une telle collection bon marché peut être immense et empêcher définitivement l’identification visée par le gouvernement actuel de la culture allemande avec la propagande national-socialiste. […] l’on ne voit guère ce qu’on pourrait imaginer de mieux pour exercer, avec des risques relativement limités, une action aussi durable, positive, et en même temps morale », p.279). Un esprit cynique eût fait remarquer que Mein Kampf était meilleur marché encore, puisqu’on le remettait gratuitement aux jeunes mariés. Il serait facile (mais serait-ce faux ?) d’opposer les rêveries de Zweig au réalisme bourru d’un Churchill. Ces textes manifestent l’incapacité pathétique de Zweig à penser, à comprendre ce que sont devenues l’Allemagne et l’Autriche (où, quoi qu’on en dise, l’antisémitisme n’attendit pas 1938 pour se manifester). Demeure comme une tache aveugle l’impensable et l’impensé : le sionisme, auquel Zweig ne se rallia jamais, même s’il avait connu Herzl à Vienne. Les articles les plus intéressants sont ceux où Zweig se souvient qu’il appartient au peuple élu et tente de sauver ses coreligionnaires. Le pacifisme est une disposition d’esprit aimable (qui ne souhaite la paix ?), mais lorsqu’on a Hitler en face de soi, cette attitude n’est qu’une forme de suicide. Au fond, peut-être ces pages éclairent-elles avant tout le geste final de l’écrivain et ses ressorts psychologiques.
Gilles Banderier
Dramaturge, journaliste, romancier et biographe autrichien parmi les plus célèbres des années 1920-1930, Stefan Zweig est notamment l’auteur de La Confusion des sentiments (1927), Le Joueur d’échecs(1943) et Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen (1944).
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