Identification

Parler avec sa mère, Maxime Rovere (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 06.03.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Parler avec sa mère, Maxime Rovere, Flammarion, janvier 2025, 288 pages, 21 €

Parler avec sa mère, Maxime Rovere (par Marc Wetzel)

 

Une mère, écrit l’auteur, ne nous donne pas « la vie » (car elle-même l’a reçue, et la lignée des corps vivants fait seulement passer son courant cosmique par son corps), mais elle nous donne, normalement, « la naissance » (accoucher, c’est pouvoir faire authentifier son passager clandestin, et devoir élever ce qu’on expulse de sa petite poche d’océan). Chaque petite maman aura donc parlé – c’est le moins qu’on puisse dire – avec le début de nous-même, de même que tout ce qui a été enfant humain parle jusqu’au bout avec elle, donc parle un jour, aussi, normalement, avec la fin d’elle. Car cette mort a aussi, montre Maxime Rovere, une voix maternelle : « Il y a bien une fonction maternelle qu’une mère, comme tout individu humain, remplit en mourant ; faisant migrer l’énergie d’un niveau d’organisation à un autre, sa mort alimente le cycle qui permet à l’espèce humaine de se renouveler ; l’individu-mère est alors réintégré à une mère de second degré, qui n’est autre que le mouvement d’individuation de l’humanité, lui-même inscrit dans le mouvement d’individuation du système terrestre » (p.244). Cette originale remarque mérite restitution de son cheminement.

Dans son premier livre (érudit, mais brillantissime et passionnant), Maxime Rovere souhaitait tirer de Spinoza des « méthodes pour exister ». Vaste (et tenu !) programme, qui consistait en « amender nos erreurs », « déployer nos forces », « réformer nos imaginations », « activer (c’est-à-dire rendre adéquates et justes) nos passions », « s’orienter dans l’existence », et enfin « comprendre Dieu ». Ces rigoureuses résolutions trouvent singulier écho (et emploi) dans son dernier livre (Parler avec sa mère), d’une part parce que toute vie humaine est d’abord celle d’un mammifère éloquent – fait pour parler toujours de sa mère, parfois par sa mère, souvent pour sa mère, mais nettement moins doué, malgré l’enjeu central, pour parler avec elle, et appelé ici à y remédier, d’autre part parce que, pour reprendre les titres de chapitres cités du premier livre, toute mère est pour chacun « source » tout particulièrement et d’abord de malentendus (à « amender »), de ressources (à « déployer »), de fantasmes (à « réformer »), etc… jusqu’à nos piétés contre-productives et sacralisations indues à mieux… « comprendre » ! Il faut dire tout de suite qu’après le chef d’œuvre d’humour qu’était Que faire des cons ? (2020), et le chef d’œuvre de justesse du Se vouloir du bien et se faire du mal (2022), ce Parler avec sa mère est une radieuse et subtile réussite (les œuvres à la fois très profondes et très utiles étant, comme on sait, plutôt peu nombreuses dans les rayonnages).

L’auteur est philosophe (et si la philosophie doit transformer toujours ce qu’on attendait d’elle – nous sommes ici servis !) et même s’il garde (délibérément) une conceptualisation sobre, l’objectif initial (et final) lui paraît donc être de comprendre ce qu’est une mère. Et en effet : mieux vaut d’abord savoir ce qu’est ce avec qui ou quoi l’on entend (et s’entend) « parler ». Les attendues considérations psycho-sociologiques ou notifications de développement personnel viendront donc un peu plus tard (l’auteur, pour ça, nous autorise bien volontiers à nous passer de lui), l’impératif ici est de déployer les diverses « fonctions maternelles » plus ou moins exhaustivement réunies et réellement assumées, en une mère (l’auteur en dénombre dix : « conception, gestation, nutrition, maniement, attachement, communication, apprentissage, coordonnées sociales, responsabilité juridique et signification » (p.24), puis, constatant ainsi l’immense « multiplicité » des tâches maternelles, d’à la fois les redistribuer (la mère ne peut à elle seule porter et produire toute la condition humaine de son rejeton), et les élargir (la mère aussi eut une mère – qui elle-même etc. – et la mère de la maternité même, la Terre-mère des lignées de vie qu’on appelle nature, et que l’auteur préfère ici nommer « cosmos » – même si ce dernier terme est peu spinoziste –, aura ici toute sa part). Comme l’écrit l’auteur, « les fonctions maternelles sont trop nombreuses et trop intriquées pour que la mère soit “certaine”, y compris… pour elle-même" (p.25). Il nous faudra donc, suggère le défi du livre, parler, plus rigoureusement et résolument, avec un fondement… fondamentalement incertain. D’autant, remarque l’auteur, que les mères réelles survivent souvent à leurs fonctions (ainsi tentées de traiter en enfants ceux qui ont cessé de l’être, ou condamnées, leur âge de vieillir et mourir venu, à quémander, pour elles-mêmes alors et auprès d’autres – y compris leurs enfants – l’assistance maternelle élargie qu’elles n’auront pu qu’un temps incarner et fournir), et qu’il devient alors crucial et délicat pour tous de redéterminer – dans le maternage tournant, polycentré et si nécessairement mais malaisément réparable de la condition humaine –, « quelles fonctions sont actives, quelles fonctions sont caduques dans les interactions » (p.29).

Car c’est bien une éthique interactionnelle que l’auteur suggère, expose et défend toujours ici. Car si les interactions (qui sont comme des forces de présence mutuelle des êtres) sont de diverses formes – sensorielles, motrices, gestuelles, verbales, civiles, rituelles etc., elles ne sont jamais plus nombreuses, prégnantes et fondatrices que dans le lien mère/enfant. Bien sûr, les ressources d’intelligence et de volonté comptent aussi toujours, mais, au fond, la conscience n’intervient que lorsque le cours de nos interactions a besoin d’elle ; le suivi et la cohérence de nos interactions restent le socle de la vie, et l’attention de la vie aux relations qu’elle noue et dénoue (« la manière dont nos propres interactions s’organisent en nous », écrivait l’auteur, est la clé cachée, mais décisive, des « rythmes que nous suivons, des signes que nous émettons, des idées et images qui se heurtent en nous… ») constamment lui donne sens. Or, l’attention d’une mère aux premiers temps d’une destinée d’enfant est pour celui-ci, d’évidence, question de vie ou de mort. C’est pourquoi, pour le dire un peu formellement, les qualités d’attention aux interactions réelles (ou réalisables) des êtres humains, et les interactions entre leurs capacités d’attention mêmes, forment l’essentielle disposition d’une mère à nous faire vivre, mais sont aussi, si l’on peut dire, la vertu-mère de nos propres dispositions à mieux vivre.

Maxime Rovere l’illustrait de manière très concrète et réjouissante dans ses considérations (en 2022) sur la dispute : n’y tentons pas, en pure perte, un « recul » (une prise de distance, toujours partiale et d’ailleurs entravée – serions-nous capables du changement même que nous exigeons tyranniquement de l’autre, et sommes-nous habilités à attendre de l’autre qu’il change en lui ou en elle ce que nous y présumons causer notre souffrance ?!), mais préférons « naviguer le désordre » de la situation, bifurquer en nous et entre nous vers d’autres interactions, encore sauves, saines et calmes, et toujours disponibles – au lieu de nous tirer d’affaire en prétendant dominer les raisons d’autrui ! Ne plus s’épuiser à dénoncer le présumé monstre d’en face, mais mieux repérer et circonscrire, conseillait l’auteur, la « plaque de verglas » soutenant nos « brèches » respectives ! Et, si l’on ne peut rien améliorer sans se remettre en cause, il est vrai pourtant qu’on peut défaire à peu près tout ce dont on explore vaillamment comment cela s’était fait ! L’ennemi purement extérieur n’existe pas, et c’est « l’adversaire intime » (toujours fait, donc, d’une part de soi-même) – qu’on s’honorerait d’abord à « disputer » !

Ce qui nous honore, ce sont, non bien sûr nos « brèches » (l’auteur nomme ainsi les anomalies passées de notre expérience, que nous avons traitées défensivement sans les intégrer pleinement : nous en avons donc « fixé » la souffrance sans toucher à sa cause), mais c’est notre refus de les occulter ; et ce que nous avons à espérer de nos interactions amendées ou réorientées, pour nous en faire l’humain cadeau, c’est seulement la plus grande qualité de présence dont nous nous montrerions capables. Et c’est ici, comme pour Simone Weil, l’attention (comme gracieuse reprise de curiosité, vigilance à l’égard du problématique et élan sérieux de pertinence – quitte, écrit Maxime Rovere, à, par elle, « se laisser chahuter par les formes étranges que prend le présent vivant », p.184) qui en décide : l’attention est la plus civilisée des fonctions, mais voilà : parler avec sa mère, c’est toujours devoir ressaisir l’archaïque, qui est la moins civilisée des dimensions. Le don de notre attention à l’archaïque est alors déterminant. Et cela est vrai aussi, montre l’auteur, lorsque la mère décline (et le déclin est l’enfance normale de la mort) et sombre. Franchement dit, lorsqu’une très vieille maman, dans les radotages, la stupeur et les escarres, griffe son infirmier, braille de rage ou joue avec ses excréments, elle retrouve des gestes de nourrisson, redevenue exclusivement à la charge des autres. Ce repassage par l’archaïque, venant après toute possible sublimation, est comme l’art catastrophique, ou la sordide virtuosité, par quoi (comme notre citation du début l’indiquait) l’individu-mère rejoint la mère-espèce qui l’avait permise et formée, et, au-delà la force cosmique qui anime la vie terrestre. Vie que, certes, ses enfants pollueurs et voraces sabordent en détruisant l’air, l’eau et la terre qui, toujours, nous choyaient et nourrissaient, mais ce matricide écologique même – montrant notre incapacité à « vieillir ensemble » avec la nature – s’éclaire aussi par notre longue inattention aux interactions cosmiques réelles, et doit nous inciter à mieux parler avec l’ordre matriciel des choses !

Et puis la mort individuelle dans le grand âge, comme y insiste l’auteur, a paradoxalement, mais réellement, cette fonction « maternelle » de mettre fin à l’accidentalité de plus en plus envahissante et douloureuse d’une vie prolongée. Ainsi, écrit-il, « notre mortalité exempte chaque individu de la pression excessive qu’une ambition trop grande de régénération ferait peser sur lui » (p.251). Et le cosmos doit pouvoir rester libre de toutes les existences individuelles, car leur continuation sans fin y pérenniserait, à son détriment, leurs innombrables et proliférantes limites. Mais pour nous, qui perdons nos mères, et qui n’avons qu’un amour limité de l’illimité, le drame, bien sûr, subsiste :

« La mort de l’individu-mère n’annule que pour elle ses propres défaillances ; elle les réactive au contraire pour sa fille ou son fils qui y ont survécu, car elle place les enfants dans la nécessité de continuer à y survivre – ce qui est difficile à chaque défaillance –, mais aussi à vivre sans retour, ou plutôt sans avoir leur maman à eux comme référentiel de retour » (p.246).

Ce livre est d’une telle richesse d’idées, d’aspects et d’échos qu’on n’a pu ici en suivre que quelques pistes. Il est heureux que de tels penseurs, à la fois rigoureux et vifs, graves et pleins d’humour, réalistes et enchanteurs, existent. Et heureux lecteurs nous serions si l’auteur (rêvons sans vergogne !) prenait pour thème d’une prochaine œuvre quelque chose comme « Penser avec son père ». En attendant, laissons, bien sûr, Rovere lui-même conclure (et, à cette occasion, nous désabuser aussi du délire d’immortalité transhumaniste) :

« Par contraste avec une simple visite à sa mère, dont le principe est de ménager des agencements propices à percevoir ensemble le mouvement illimité du cosmos, le fait d’accompagner sa mère jusqu’à la mort suppose donc de la conduire vers des retrouvailles avec la dimension limitante du cosmos. Oui, les limites que l’existence impose aux humains transforment la mort en retrouvailles, parce que l’individu en tant que système interactionnel y est anéanti pendant que ses éléments se dispersent dans des systèmes plus vastes, plus puissants et plus pérennes » (p.246-247).

 

Marc Wetzel

 

Maxime Rovere, né en 1977, est un écrivain, philosophe et traducteur français. Spécialiste reconnu de Spinoza, sa « philosophie interactionnelle » (en train de se constituer) allie constamment une étincelante ironie à une rare acuité. La salubre lecture de l’irrésistible Que faire des cons ? (Champs-Flammarion) permettra à chacun, par exemple, de relativiser, sans rancune, sa propre intelligence.



  • Vu: 156

A propos du rédacteur

Marc Wetzel

Lire tous les articles de Marc Wetzel

 

Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.