Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)
Parler à ma mère, David Allouche, éditions Balland, juin 2021, 152 pages, 13 €
Itsak Haïm, le narrateur et personnage principal de ce deuxième roman de David Allouche, se retrouve seul à quarante ans avec son fils Gabriel.
Le roman est en grande partie constitué de dialogues animant les consultations récurrentes auxquelles s’astreint Itsak dans le cabinet de Lucien Trabac, psychanalyste à Paris, après la disparition de sa femme.
Que s’est-il passé ? Où est Emma, son épouse, la mère du garçon ?
« J’ai épluché hier votre site internet, non pas le vôtre, celui de votre école analytique, enfin, c’est pareil. J’ai lu un joli texte sur le psy comme partenaire […]. Ça m’a parlé. Depuis que j’ai tué ma femme, j’ai besoin d’un partenaire. Je deviens fou… ».
Tout au long des entretiens, et dans les intervalles, charpentés de brefs récits à la première personne, qui séparent chaque rencontre, se révèlent, par bribes, par allusions, par retours sur passé, par fragments narratifs impromptus, par éclairs, des éléments partiellement constitutifs du caractère de l’épouse, de l’évolution de la relation conjugale jusqu’à la scène décisive, lacunaire, dont le point paroxystique a consisté en la pire insulte qui puisse être adressée à un Juif, injure fatale qui a provoqué la disparition d’Emma.
Accentuant fortement la densité impressive du texte, s’entremêle à ces évocations de l’existence passée, brusquement rompue, du couple, l’image prégnante, pesamment présente, dans les « confessions » du narrateur, de sa mère, Marie-Rose, intellectuelle sépharade qui a fui sa ville natale, Oran, en 1962, pour la France après un attentat perpétré contre son propre père. On sait de Marie-Rose qu’elle concilie de manière harmonieuse son statut de bourgeoise intégrée dans la société française et le milieu marseillais de l’orthodoxie juive dont elle est un élément. Le caractère est complexe, les traits sont fuyants, mais l’évocation est à la fois délectablement émouvante et chargée d’humour.
« Maman n’est pas la mère juive d’Albert Cohen, ni celle de Romain Gary, naturellement pas celle de Woody Allen. Elle n’est pas La Mer Morte sur laquelle on flotte. Pas La Mer Rouge, aménagée avec masque, tuba et poissons colorés […]. Ma mère est un port, un paquebot qui vient de l’autre rive. Elle est Oran, efficace, industrielle, celle qui fait des listes de courses, des listes d’invités, puis les rature »…
La représentation du personnage de la mère s’inscrit bien évidemment dans la remémoration de morceaux d’enfance que le narrateur étaie sur le cycle des rituels de l’orthodoxie sépharade, opportunité intéressante pour le lecteur, profane ou initié, de se (re)familiariser avec les symboles et le lexique de cette riche culture, l’auteur ayant eu la délicate attention d’en rappeler les définitions par des notes de bas de page fort bien venues. Ainsi : kidoush, mitzvah et Bar-mitsvah, Kippour, mikvé, chomer shabbat, Yeshiva, Aron Hakodesh, etc.
Les deux portraits, celui de l’épouse et celui de la mère, se croisent, s’intriquent, se superposent, se ressemblent et s’opposent. Les itinéraires respectifs des deux femmes, tels qu’ils se dessinent dans la trame lâche, discontinue, des souvenirs qui émergent au gré aléatoire du discours du narrateur, mettent en relief les spécificités culturelles avec lesquelles a composé le narrateur dans sa relation avec chacune des deux femmes dont l’emprise plane sur les confidences qu’il livre à son psy au cours d’entrevues aux réparties cocasses et aux fréquents quiproquos, l’ensemble constituant une parodie fort drôle, une hilarante critique des séances de psychanalyse telles qu’elles sont souvent l’objet de clichés et de caricatures.
Je l’ai tuée, je vous dis.
Et ? répond-il impavide.
Ma mère aussi, je l’ai tuée.
Vous avez l’habitude de tuer tout le monde, vous ?
Le comique de répétition est assuré en particulier par la formule récurrente d’un « Vous me devez [x] euros » au terme souvent incongrument brusque et tranchant, de chaque entrevue.
Et puis il y a Gabriel, le fils d’Itsak, que ce dernier, ayant démissionné de toutes obligations professionnelles, couve comme… une mère. Tiens, tiens ! Quel type de transfert est-ce là ?
« Je m’occupe de Gabriel deux semaines sur deux. Je réprimande et je câline. J’encourage et j’interdis. Je crois que Gabriel a très peur de son père.
– Vous êtes une bonne mère ? m’a demandé Lucien la semaine dernière.
– Oui, lui ai-je répondu. Gabriel m’appelle souvent ‘maman’… »
Par le travers de cette trame aux tons variés courent quelques intrigues que tente de nouer Itsak avec les encouragements de son psychanalyste, à l’occasion de rencontres féminines à l’issue incertaine.
C’est tendre, c’est parfois émouvant, c’est quelquefois délirant, l’auteur s’amuse, c’est communicatif, cela répond parfaitement au dessein qu’avouait Allouche lors d’une interview :
« J’écris quand je suis heureux et j’écris pour donner de la joie ».
Patryck Froissart
David Allouche est économiste, auteur et conférencier. Diplômé de l’ESSEC et de Telecom ParisTech, il est titulaire d’un DEA en Finance de Marché de l’Université Paris 1 Sorbonne. Maître de conférences à Sciences Po Paris depuis 2006, il est l’un des rares économistes doublé d’un profil d’ingénieur Telecom. Auteur de Marchés financiers, sans foi ni loi ? (2016), La kippa bleue (2018) était son premier roman.
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