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Par la racine, Gérald Tenenbaum (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 11.07.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Par la racine, Gérald Tenenbaum, éd. Cohen & Cohen, janvier 2023, 186 pages, 19 €

Par la racine, Gérald Tenenbaum (par Gilles Banderier)

 

Les cheveux, les mots, les végétaux, les nombres ont en commun d’avoir des racines. Elles permettent aux arbres de se nourrir et assurent leur stabilité, avec une force parfois surprenante (elles brisent les couches du revêtement laborieusement étalé par l’être humain sur ses routes), mais cet enracinement rend ces êtres, par ailleurs virtuellement immortels, vulnérables en cas de péril (le feu, par exemple). Comme le disait George Steiner, les arbres ont des racines, mais les hommes ont des jambes, et il en tirait une morale de l’exil et du déracinement. Le projet d’êtres humains sans racines, interchangeables à volonté, est un rêve des totalitarismes et, à présent, du capitalisme mondialisé. L’étude des racines forme une branche (autre métaphore végétale) de la linguistique. L’allemand possède peu de racines, mais chacune d’entre elles a donné lieu à de très nombreux dérivés. En hébreu, les racines (généralement trilitères) de la langue font l’objet d’ouvrages spéciaux et sont à prendre en compte pour l’apprentissage. En mathématiques, le concept de racine n’inclut pas seulement la racine carrée familière à tous les lycéens (dans le cas des équations polynomiales, par exemple).

Existe-t-il, peut-il exister de fausses racines ? Dans le monde vivant, le concept n’aurait guère de sens (pour prendre un exemple trivial, même dûment teintes, les racines des cheveux conservent leurs fonctions. Seul change leur aspect). Il en possède encore moins en mathématiques, une discipline d’où le mensonge et l’à-peu-près n’ont même pas besoin d’être bannis (contrairement à la philosophie, où l’on peut sans crainte écrire n’importe quoi – et l’on ne s’en est pas privé au long des siècles). Les racines d’un être humain, ce sont l’endroit où il est né, les événements de son enfance, la langue qu’il parle, … Même Dieu ne peut changer une date de naissance ou faire qu’un événement n’ait pas eu lieu une fois qu’il s’est produit. Nul ne peut modifier le passé, mais on peut le teindre, le colorer aux yeux des hommes. Tel est le métier un peu étrange de Samuel Willar. Il gagne sa vie en arrangeant celles des autres, en composant des biographies imaginaires, aussi bien pour les vivants (à leur propre demande) que pour les morts – un peu comme le thanatopracteur s’efforce de rendre les corps présentables après le décès. « On n’a qu’une vie, on fait de mauvais choix, parfois même on n’en fait pas, ce sont les autres qui les font pour vous, et on ne vit pas celle qu’on aurait voulu vivre » (p.23). Samuel invente donc pour le compte de ses clients la vie qu’ils eussent aimé vivre. Il tisse une toile de mensonges, plus beaux, plus intéressants et plus colorés que la réalité. Au début du chapitre IX de sa Poétique, Aristote affirme, de manière étrange, la supériorité de la fiction, qui raconte des choses n’ayant jamais existé, sur l’histoire, qui invente des événements s’étant effectivement produits. Aristote écrit que la poésie, l’invention, sont plus philosophiques et plus nobles – ce sont ses mots – que l’histoire. Ce paradoxe est évidemment une flèche lancée contre son maître Platon, qui avait chassé de sa cité idéale les poètes – les écrivains au sens large – qu’il considérait comme des menteurs, des fabulateurs. Mais la remarque de la Poétique n’a pas seulement une portée conjoncturelle ou circonstancielle. Le paradoxe qu’il a formulé mérite qu’on y réfléchisse longuement. On ne peut pas se contenter de dire qu’Aristote l’a lancé comme il aurait jeté une pierre dans le jardin de son maître.

Le nouveau et beau roman de Gérald Tenenbaum, tissé de musique et qui se clôt sur le poignant Adagio de Barber, commence à ce moment cardinal (au sens étymologique) de la mort du père. Dans une Lorraine triste, qui semble à jamais porter le deuil et ne s’être pas remise de la Première Guerre mondiale, le fils désormais orphelin (« Dans la langue française, un orphelin est un enfant qui a perdu ses parents. En yiddish […] il en va différemment, le mot n’intègre pas l’âge de ceux qui restent, la perte a valeur universelle, c’est un bien transmissible, on est orphelin de père en fils », p.41-42) doit récupérer les affaires laissées à la maison de retraite par son géniteur. Ce dernier appartenait à ce judaïsme rural caractéristique des régions de l’Est de la France, un monde de marchands de bestiaux, de colporteurs, de tailleurs à domicile, qui avait commencé à disparaître avant la Shoah. Mais Samuel s’inscrit dans cette lignée fantomatique : « Il est devenu autobiographe pour autrui : choisir les textures, prendre les mesures, programmer les essayages, et, à façon, confectionner des vies » (p.38). Avec réticence, Samuel se plonge dans ce passé et cette immersion accompagnera sa nouvelle mission, pour le compte d’une bibliothécaire du centre Rachi de Troyes. Le moment est venu de rappeler que l’histoire des provinces françaises ne se superpose pas exactement à l’histoire de France. La Lorraine fut un État indépendant jusqu’en 1766 et il en demeure plus que des traces. Quant à la Champagne et à ses comtes, dont les noms ne survivent plus qu’en tant qu’enseignes publicitaires pour des marques de vin local, elle abrita au Moyen Âge un personnage hors du commun, le rabbin Chlomo ben Itzhak HaTzarfati, dit Rachi (1040-1105), vigneron de métier, dont les commentaires au Talmud finiront par être intégrés à l’œuvre elle-même, tant ils avaient été jugés aptes à l’éclairer. Comme toutes les villes françaises, Troyes est aujourd’hui battue par les flots de l’antisémitisme islamique et le centre Rachi (qui existe réellement) s’efforce de maintenir contre les vents noirs le souvenir d’un âge d’or du judaïsme français ou, au moins, champenois.

Or cette bibliothécaire qui voit plus loin que sa province et vise un poste dans une institution juive new-yorkaise (New York est une « ville juive », ce qui n’avait pas échappé aux terroristes du 11-Septembre) a besoin de Samuel pour s’inventer un passé à base de jeunesse en kibboutz et de service militaire dans Tsahal. Samuel ne fera la connaissance physique de sa commanditaire qu’à l’issue d’un ballet (dont Leonard Bernstein avait composé la musique en se fondant sur des éléments tirés de la Kabbale), où elle interprétait le rôle principal. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? « Qu’est-ce que la vérité ? », demanda le procurateur romain, avant de s’en aller sans même attendre une réponse. Ce n’est jamais sans risques qu’un homme plonge dans le passé de son père (qui constitue aussi, en partie, son propre passé) et dans celui d’une séduisante jeune femme. Voyage dans le temps et aussi dans l’espace : l’excursion en Israël, pour voir les endroits où Luce est censée avoir vécu, sera également une révélation pour Samuel.

 

Gilles Banderier

 

Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématiques pures et écrivain.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).