Par instants, la vie n’est pas sûre, Robert Bober (par Pierrette Epsztein)
Par instants, la vie n’est pas sûre, Robert Bober, P.O.L, octobre 2020, 352 pages, 21,90 €
« J’ai décidé d’être vieux. Continue sans moi », lui avait dit son complice Pierre Dumayet, disparu en 2011. Dans son nouveau livre, paru chez P.O.L en 2020, Par instants, la vie n’est pas sûre, Robert Bober va offrir un cadeau à son proche compagnon de longue date avec qui il a entamé un merveilleux chemin. À titre posthume, il va écrire une longue lettre imaginaire à cet homme qu’il admire et de qui il a tant appris et qui l’a comblé de ses bienfaits. Né en 1923, durant sa longue carrière, Pierre Dumayet n’a cessé d’innover et de transmettre la culture au plus grand nombre grâce à la télévision, en noir et blanc à l’époque. Dès 1950, il a ouvert les yeux sur le monde à de tant de gens à travers la « petite lucarne » qui balbutiait et se cherchait un nouveau langage. C’était un luxe à l’époque et on allait souvent la regarder chez des voisins plus fortunés et plus chanceux ou dans les vitrines des magasins d’électroménager aussi où des regards étonnés s’agglutinaient devant cette petite merveille de la technologie. Avec Claude Barma, il écrit les dialogues des dix épisodes du tout premier feuilleton pour la télévision française qui sera diffusé en 1950. De 1958 à 1963, il collabore avec Pierre Desgraupes pendant quinze ans à la réalisation et à la présentation de Lectures pour tous, introduisant la littérature à la télévision. Cet homme est donc scénariste et coproducteur de multiples émissions dont Cinq colonnes à la une de 1955 à 1968.
Ce récit est un hommage que Robert Bober rend à cet homme éminemment célèbre. Ce fut un honneur et une fierté pour lui que d’avoir été choisi comme partenaire et ami, lui, le petit tailleur autodidacte qui a appris à lire sur le tard avant d’oser se lancer dans l’image d’abord puis dans l’écriture ensuite. Cet ouvrage, il l’a commencé trois ans après le décès de son ami. Il lui aura donc fallu neuf ans pour réussir à le mener à son terme.
C’est à la fin du tournage de Jules et Jim, pendant lequel Robert Bober est l’assistant de Truffaut, que celui-ci croise Pierre Dumayet à la télévision. Il l’entraîne dans une véritable épopée littéraire. Ils composeront tous les deux un « attelage amical » qui durera jusqu’à la mort de son compagnon de route. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » comme énonçait Montaigne en parlant de La Boétie. Ils réaliseront ensemble une cinquantaine d’émissions où l’un interviewera et l’autre filmera. C’est ainsi que se graveront dans les mémoires de lecteurs passionnés de littérature et de culture les émissions Lire c’est vivre, Lire et écrire, Lire et relire, Des milliers de livres écrits à la main, des documentaires sur des correspondances de créateurs et de passeurs, des rencontres avec des bâtisseurs d’œuvres innovantes. Robert Bober mentionne ceci dans son récit : « Il ne voulait plus travailler qu’avec moi, parce qu’il écrivait ses textes librement, à partir desquels je devais trouver des images. “Robert se démerdera !”. On se retrouvait au montage. Et pour moi, cette contrainte, qui m’obligeait à inventer, était formidable ». C’est Pierre Dumayet qui formera Robert Bober à la compréhension approfondie d’une œuvre littéraire. Il lui enseignera à souligner, à émarger, à mettre en valeur l’originalité d’un style, d’une personnalité hors normes.
Cependant, même s’il est expressément dédié à ce compagnon de route, le dernier ouvrage de Robert Bober ne se limite pas à cette amitié impérissable. Au fil du temps, il y a eu dans la vie de cet auteur tant de riches heures, tant d’innombrables rendez-vous chanceux qui n’étaient pas envisageables au départ, vu son adolescence d’après-guerre. Parmi tous ceux qu’il a côtoyés et qui lui ont tant donné, nous n’en mentionnerons que deux qui ont jalonné son destin. Tout d’abord, il y eut la relation qu’il entretint avec Perec avec qui il réalisa le magistral et inoubliable Récit d’Ellis Island. C’est grâce à cet esprit original qu’il se risqua à se lancer dans l’écriture, prélude incroyable chez cet autodidacte. Le deuxième que nous évoquerons c’est Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur des éditions P.O.L, qui publia tous ses écrits, lui qui était d’une grande exigence mais aussi d’une infaillible fidélité. En dépit de la mort de son éditeur fétiche, Robert Bober, contre vents et marées, poursuivra son chemin d’écrivain toujours chez P.O.L, tout en traçant sans relâche sa propre route de réalisateur. Dumayet lui dit un jour au téléphone : « Robert, je suis fier de toi ». Il y avait de quoi. Ce petit bonhomme, jovial et souriant, est devenu, au fil des ans, un Grand Monsieur, un vrai Mensch comme on dit en Yiddish.
Dans cette entreprise, Robert Bober place en exergue cette phrase, extraite du livre d’Aragon, Henri Matisse, roman : « Ce livre ne ressemble à rien qu’à son propre désordre… Il égare ses pas, revient sur ses propres traces… Par moments, on croirait le suivre, et voilà qu’on se retrouve ailleurs, d’où on l’imaginait et il y a bien longtemps parti… », qui entérine parfaitement sa propre intention. En effet, l’auteur nous emporte dans un véritable tourbillon de moments de vie ornés de nombreuses photographies qui rythment son parcours. « J’avais envie de raconter des choses sur l’écoute, le regard, et comment je suis rentré dans ce métier. En commençant, je me suis rendu compte que Pierre me manquait, j’avais envie de continuer la conversation de trente ans, de lui dire des choses qu’on ne se raconte pas forcément quand on se voit presque tous les jours ». C’est notamment grâce à cet homme qu’« il a appris à écouter les silences ».
Des silences, il en persistera dans ce récit. Il suffit de se plonger dans l’œuvre de cet écrivain tardif pour en prendre la mesure. Et beaucoup d’interrogations aussi. Être documentariste c’est regarder le monde avec lucidité. C’est pour cela qu’il a écrit ce livre au titre bouleversant, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, où il nous explique « qu’un documentariste, c’est quelqu’un qui a plus de plaisir à chercher qu’à trouver ». C’est cette quête qui l’a toujours guidé, peut-être hérité de l’esprit juif où la question est plus importante que la réponse. Cela ne nous empêche pas d’en apprendre beaucoup sur des sujets de toutes sortes. Avec ce livre, nous revisitons toute une vie mais aussi toute une époque.
Le récit s’enchaîne au fur et à mesure de la remontée des souvenirs dans un désordre sensible. Il est construit comme un manteau d’arlequin ou un Patchwork où chaque chapitre éclaire le suivant par association d’idées. Nous y retrouvons des fragments de son enfance, des moments émouvants de transmission à son petit-fils lors de marches qu’ils font de concert, des pérégrinations à travers la culture juive dont il est imprégné, impressionné pas les récits hassidiques qu’il fera découvrir à son ami. Dans sa famille, on parle aussi le yiddish, « Cette langue perdue », et on accomplit les rituels des fêtes juives.
Le lecteur se régale de ce vagabondage entre les cultures, chacun offrant à l’autre ce qu’il a de meilleur. On traverse le fleuron de la connaissance en ne se cantonnant jamais dans un seul domaine. C’est une balade à travers la pensée des vivants et des morts de deux esprits avides de rencontres, une pérégrination sans limite dans ce que l’humain nous offre de meilleur.
Parfois, on se hâte, parfois, on se prélasse à travers les pages mais jamais on ne se lasse de cette médiation qui nous embarque à hue et à dia, sans hiérarchie de langue mais sans concession non plus. On se réjouit parfois et on s’émeut tout autant de cette traversée foisonnante de trouvailles et de retrouvailles. Sans cesse ce récit étend notre savoir, éveille nos émotions et nous nous laissons entraîner dans ce tourbillon sans aucun désir d’y résister.
Le titre n’a rien d’un hasard. C’est encore un clin d’œil à l’ami disparu qui comble le vide que son absence douloureuse a provoqué chez lui. En effet, il le lui a emprunté. Il se rattache, comme un écho, à une phrase que son interlocuteur a lui-même livré dans Autobiographie d’un lecteur, et qu’il a formulée dans La Nonchalance, un des courts romans de la délicieuse et cocasse comédie humaine que Dumayet a publiée aux éditions Verdier en 1991. Par instant, la vie n’est pas sûre peut se lire comme une complainte amère face à l’implacabilité de l’existence. Mais il est tout à fait envisageable de le comprendre à l’inverse comme un hymne à la vie. En effet cet homme, âgé de quatre-vingt-douze ans, qui revisite sa vie à rebours où il a traversé des moments douloureux, n’a rien perdu de sa foi en l’homme et en la faculté de transformer la fatalité en coïncidences heureuses. Ce qu’on pourrait nommer « les hasards objectifs ». « On devient mieux que ce qu’on est dans la relation à l’autre », énonce l’auteur. C’est ce message qui nous est délivré tout au long de ces pages. Le lecteur, parfois désemparé en ces temps incertains, pourra trouver du réconfort dans ce chant optimiste qui le l’aérera du désenchantement qui nous guette parfois. Cet ouvrage est un puissant stimulant qui nous redonne le moral et nous met en joie. Il nous prouve que l’humain n’est jamais figé dans une fixité mortifère. Que la surprise est toujours à notre portée quel que soit notre âge. Que même morts, nos compagnons de route restent toujours vivants dans notre mémoire et contribuent à nous nourrir dans la trace indélébile qu’ils laissent en nous comme une empreinte vivifiante. Nous ne pouvons que vivement conseiller aux amateurs de périple hédoniste de se plonger dans cette lecture tonifiante qui s’impose par les temps confus qui courent.
Pierrette Epsztein
Robert Bober est né en 1931 à Berlin. En août 1933, la famille Bober fuit le nazisme pour s’installer à Paris. Il quitte l’école après le certificat d’études primaires. Il exercera successivement les métiers de tailleur, potier, éducateur, avant de trouver sa voie. Il devient l’assistant de François Truffaut, puis, depuis 1967, réalisateur à la télévision. Il est l’auteur de plus de cent films documentaires. En 1991, il obtient le Grand prix de la Société civile des auteurs multimédia pour l’ensemble de son œuvre. Chez P.O.L, il publie tous ses livres (dont beaucoup sont aussi accessibles en vidéo-lecture) : Par instants, la vie n’est pas sûre (2020), Vienne avant la nuit (2017), On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux (2010), Laissées-pour-compte (2005), Berg et Beck (1999), Quoi de neuf sur la guerre ? (1993).
- Vu: 1601