Par bonheur le lait, Neil Gaiman
Par bonheur le lait, novembre 2015, trad. anglais Patrick Marcel, illust. de Boulet, 112 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Neil Gaiman Edition: Au Diable Vauvert
Neil Gaiman (1960) fait partie des plus grands conteurs contemporains, et compte parmi ses admirateurs pas moins que Stephen King. On peut rappeler qu’il collabora le temps d’un roman avec un autre gigantesque conteur anglais, feu Terry Pratchett : c’était De Bons Présages (1990) et tant nos zygomatiques que notre capacité à l’émerveillement ne s’en sont pas encore remis. Dans l’œuvre de Gaiman, on trouve de la fantasy, du fantastique, de l’héritage gothique, de sublimes nouvelles, des romans graphiques – de tout, tant que ça transporte ailleurs, que ça fait fonctionner les neurones « imaginant » à plein rendement. Et ceci à tout âge, puisque Gaiman écrit aussi pour la jeunesse, même si de façon parfois quelque peu dévoyée : Coraline, sublime de noirceur, ou encore L’Etrange vie de Nobody Owens, un roman d’apprentissage littéralement fantomatique.
Avec Par bonheur le lait illustré en français par Boulet (mais par Skottie Young dans la version originale), Neil Gaiman revient à la littérature de jeunesse, voire quasi à destination des enfants. Disons, de grands enfants, à l’image de ceux de ce bref roman : huit, dix ans maximum, une fille et un garçon. Leur maman étant « partie à une conférence », ils sont seuls avec leur papa, à qui a été laissée une longue liste de consignes qu’il est capable de réciter par cœur, de ne pas oublier « de conduire les enfants à la répétition de l’orchester, samedi » à donner « à manger aux poissons rouges ».
Car un point doit être précisé : ce papa-ci n’est pas comme celui du Jour où j’ai échangé mon père contre deux poissons rouges, précédent récit pour la jeunesse de Gaiman, ainsi que celui-ci le précise dans la préface de Par bonheur le lait : « J’ai décidé de réagir. J’allais écrire un livre dans lequel un père allait faire toutes les choses passionnantes que font réellement les pères, dans le monde réel ».
En l’occurrence, aller acheter du lait à l’épicerie du coin pour le petit déjeuner de ses enfants… A ceci près que ceux-ci trouvent le temps long, ainsi que l’explique le garçon, qui raconte cette histoire, lorsqu’enfin : « Il y a eu un choc sourd et une détonation à la porte principale, et mon père est entré ». Ce père qui entre est porteur d’une bouteille de lait et… d’une histoire extraordinaire justifiant son (léger) retard.
Cette histoire est une folle cavalcade dans l’imaginaire, une histoire que tous les pères devraient être capables de raconter, avec des variantes qui leur seraient propres, à leurs enfants, même âgés de huit, dix ans, même munis d’un esprit critique induisant le doute ; c’est une histoire où il est question d’envahisseurs extraterrestres aux goûts esthétiques déplorables embrassant à pleine bouche le kitsch (« Nous aimons bien les flamants roses en plastique. Nous estimons que c’est la plus haute et la plus belle forme d’art que la Terre ait atteinte »), d’un stégosaure (enfin, d’une, mais ne chipotons pas) responsable de l’invention du ballon (enfin, le « Transporte-personne-par-boule-flottante ») et du voyage dans le temps, de pirates du XVIIIe siècle peu amènes, d’une peuplade primitive adorant un volcan, de « wompires » (ben oui, essayez de dire « vampires » avec les canines qui dépassent…) et, cerise sur le gateau, d’une patrouille de dinosaures policiers de l’espace. Un rien de chantilly pour couronner le tout ? Lorsque vous approchez un objet de son double provenant d’un autre moment, vous avez le choix entre deux options : soit l’univers disparaît, soit « trois nains remarquables danseront dans les rues avec des pots de fleurs sur la tête » – et devinez quelle option préconise Gaiman ?
Ce récit file à toute allure, soutenu par les illustrations très vives dans le trait de Boulet, mais ce récit est avant tout une ode à l’imagination et à l’imaginaire, à la possibilité de laisser l’histoire suivre sa logique, quand bien même celle-ci serait biaisée voire absurde, et quitte à y ajouter des poneys à la demande ou à inclure des piranhas juste parce qu’on en a envie. En bref, à se laisser aller à raconter, à ouvrir la vanne aux histoires pour émerveiller des enfants – et tant pis si ceux-ci grandissent et découvrent le pot aux roses. Le jeu narratif en valait amplement la chandelle, et celle-ci, tenue par Neil Gaiman, illuminera encore de nombreuses heures de lecture à n’importe quel âge, en solitaire ou ensemble autour d’une tasse de chocolat chaud.
Didier Smal
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