Ozu-san, Jacques Sicard (par Yasmina Mahdi)
Ozu-san, septembre 2019, 107 pages, 11,50 €
Ecrivain(s): Jacques Sicard Edition: Z4 éditions
Ciné-lyrisme
Jacques Sicard intitule son essai, en partie consacré à Yasujirō Ozu (Tokyo, 1903-1963), Ozu-san – san étant le plus neutre des suffixes honorifiques japonais, utilisé par exemple pour nommer les montagnes, les volcans, tel le Mont Fuji ou Fuji-san. Jacques Sicard est un critique de cinéma qui aborde les œuvres filmiques « en poète », en référence et en hommage à Pier Paolo Pasolini, par une écriture « ciné-lyrique », dont les textes se lisent comme des tableaux-poèmes, mouvants, fluctuant selon l’instant filmique. L’auteur fait arrêt sur image, décrypte la gestuelle des acteurs, le continuum des plans-séquences, les mouvements de caméra, etc., rapproche symboliquement plusieurs typologies du cinéma mondial, créant ainsi une exégèse lyrique du cinéma.
Ainsi, Jacques Sicard a saisi les sons, les particularismes auditifs de l’univers d’Ozu – ceux de la vie domestique, des rites autour des repas, de la préparation de la nourriture à son ingurgitation. Les objets choisis par le grand cinéaste sont révélateurs de la culture japonaise, sa marque de fabrique en quelque sorte, les ingrédients narratifs du cinéma nippon, surtout du Japon ressenti et retranscrit par le maître, comme le filmage d’un espace horizontal, séparé par les shôji (constitués de papier washi), et les fonds des génériques constitués de tissus tramés de toiles de jute. Sicard sursature la signification, allant jusqu’à suggérer les sensations olfactives que dégagent les choses et les êtres chez Yasujirō Ozu : « L’odeur du café (…) l’odeur du savon (…) l’odeur animale ». J. Sicard n’use pas de ce vocabulaire didactique massif (trop présent) des commentaires cinématographiques, mais d’une langue subtile, raffinée. Citons l’auteur : « Surprise redoublée par l’étrangeté du contrechamp sur l’homme qui le regarde : il est de profil, et non de face, par quoi le raccord claque comme une vertèbre enflammée – logé dans son tunnel de maçonnerie, l’escalier est une griffe rétractile » (Le Goût du saké). Le cinéma d’Ozu est aux prises avec le Japon ancestral et la dématérialisation progressive de ses coutumes et rituels sociaux – ce que Sicard nomme « rengaine de cruauté » à propos de la dernière œuvre du réalisateur, Crépuscule à Tokyo, rengaine qui qualifie les coups du sort, la dureté de la solitude, la faillite de soi.
Yasujirō Ozu capte les personnages à hauteur d’yeux, à hauteur de tatami ; père, mère, filles, fils, restent sagement assis en tailleur ou accroupis, hiératiques lors de scènes de vie domestique confinées, du voyage à Tokyo des parents retraités, dans la station balnéaire ou dans le cadre étroit du travail de bureau. Tantôt vêtus à l’Occidentale de complets-vestons et de tailleurs, puis magnifiés et distanciés enveloppés du kimono, du yukata, chaussés de geta durant les cérémonies importantes. Une actrice incarnant la beauté, Setsuko Hara, humanise par le flot de ses larmes ou la constance de son sourire l’univers du maître, l’élève au-dessus des contingences. L’élocution nipponne cadence le répertoire visuel d’Ozu, gutturale, sensuelle : « On entend un long poème du samouraï Masashige Kusunoki (…) suivi d’un chant choral de mélancolie et de deuil. Poème psalmodié en nuances de gorge par Shukichi Mikami (Chishû Ryû) » et « un chœur dédié aux vies simples (…) sons presque éteints, comme ravalés » – complété par le jeu de l’acteur Chishû Ryû, masque animé d’un regard… L’alcool est inséparable de la galaxie Ozu, et « l’ivrognerie ozuéenne (…) pourrait avoir une fonction phatique(…) » ; voire les soirées arrosées, l’absorption du saké jusqu’à l’ivresse, entre hommes, aux comptoirs de bars ou réunis dans des auberges. Il s’y confronte par ailleurs différentes classes sociales, que le public japonais saisit sans doute facilement.
La seconde partie du livre, Poélitique, joue de la déambulation debordienne, du jazz instrumental au « couple flaubertien », du « sas du module spatial ouvert » à « la note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme », d’un film à l’autre, d’une poésie de cinéma à l’autre. Jacques Sicard permet de multiples entrées diégétiques de Bresson à Fassbinder, de Buñuel à Lars von Trier (et même du photographe Mario Giacomelli), donne des clés de compréhension de la représentation et de la visée des créations originales. À proprement parler, une sémantique sicardienne est inventée, des unités de sens de l’image et du récit filmiques. Car, comment aborder ce vaste continent visuel, chargé de notions comme celles (entre autres) d’« impureté » d’André Bazin, du « signifiant imaginaire » de Christian Metz et d’analyse de « l’écriture filmique et écranique » de Marie-Claire Ropars ?
Pour finir cette courte étude, laissons la parole à l’auteur : « Dans le cinéma du plan, les raccords produisent les récits. Dans le cinéma du montage, ce sont des récits, eux-mêmes, à l’inverse, que résultent les raccords ». Et encore, à propos de Yasujirō Ozu, Jacques Sicard précise : « Ozu reprend la formule de Pasolini en la vidant de son contenu nostalgique : le cinéma est “une force du passé”, c’est-à-dire qu’il met le monde enregistré au passé, le passé aveugle de ce qui ne reviendra pas. Peut-on, sans forcer le sens, donner à ce passé l’élan d’une liquidation révolutionnaire ? ».
Yasmina Mahdi
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