Où s’en vont nos peurs ?, par Nadia Agsous
Il était plus de quatorze heures lorsque nous franchîmes le seuil du portail de la Qobââ. Discrètement, ma mère glissa deux billets dans les mains du gardien du lieu qui nous accueillit chaleureusement. Il héla un petit garçon et lui ordonna de nous accompagner. Nous descendîmes les escaliers en silence ; à peine si nous ne formions pas une procession de sacrifiés qui se dirigeait vers le poteau des fusillés. Notre guide interrompt notre descente, tourne à gauche et nous conduit vers un patio qui mène vers une fontaine en marbre bleue sur laquelle est écrit en lettres dorées El Bayt el’atiq’.
Cette maison antique avait deux portes qui faisaient face à la fontaine. Mon guide m’escorte vers celle de gauche ; il ouvre la porte et m’invite à pénétrer dans la pièce, puis il disparaît de ma vue. Saisie d’une tristesse obscure, ma peur se recroqueville sur son ombre transie de froid. Un mastaba en bois couvert de soie s’offre à mes fesses. Une main brusque et maladroite me vêtit d’un burnous blanc. Je m’assois sur le mastaba. Une mouche grosse comme un noyau d’abricot suce le sang de ma tête. Une voix féminine dit promptement :
– Ta clémence, Ô toi, Grand de tous les grands !
La mouche est inerte ; elle est figée ; elle n’ose pas bouger. Ma mère prend la relève de la voix féminine ; elle dit brusquement :
– Je sacrifierai un mouton. J’incarnerai la figure de la bienfaisance. A l’aube des saisons tourmentées, je deviendrai Présence. Je fouillerai dans les entrailles de la folie.
La mouche prend peur et s’envole loin de la voix qui implore dans une langue chargée de promesses vaines. Je somnole. Mes paupières sont lourdes. Je rêve d’un grand lit au milieu d’un champ de lavande. Dans le reflet du temps, j’aperçois une main qui arrache le voile diaphane qui recouvre un corps allongé à même le sol. Une voix d’homme s’échappe de cette masse humaine. Sa voix grosse et grasse dit :
– Pendant quarante jours, je nourrirai les pauvres qui trouvent refuge dans ton havre de paix. Chaque jour aux aurores, j’offrirai mon âme aux murmures du silence. J’allumerai mille et sept bougies pour éclairer ton âme.
Mes paupières vacillent ; leur tremblement éteint deux bougies ; un morceau de cire tombe dans mon œil gauche. Un petit bout glisse dans l’œil droit. Mes yeux se ferment. Obscurité !
Les trois voix, celle de la femme, de ma mère et de l’homme disent simultanément :
– Libérez-le ! Délivrez-le ! Préservez-le !
Des hommes et des femmes viennent se mêler au trio. La foule gronde. La foule grogne. La révolte est sur toutes les langues. La foule s’emporte. La foule clame. Elle veut manger, elle veut boire, elle veut vivre. La foule est sur le point de se déchaîner. La foule aspire la colère de l’ouragan. Elle respire la force du tonnerre. La foule menace. Je me fonds dans la foule frondeuse. La foule s’éloigne ; elle avance à pas lents jusqu’à disparaître de ma vue. Je suis seule. Je sombre dans les affres de la peur qui se métamorphose en ombre fuyante. Je sombre. Je tombe. Je me relève. Les trois voix retentissent dans l’écho de mes délires. Soudain, elles se transforment en forme humaine. Je frotte mes yeux qui peinent à s’ouvrir. La forme humaine se révèle peu à peu dans la lumière du jour qui s’infiltre à travers les fissures gravées sur les murs du temps maudit. Un homme !
Son visage est une prière déchiquetée. Ses mains exécutent une danse divertissante. Son pénis en érection est confus. Qui est cet homme qui me donne envie de réinventer le désir du premier instant ?
Qui répondra à ma question ? Qui éclairera mon esprit ? Qui assouvira ma soif ? Où est passée ma mère ? Elle m’avait bien avertie ce matin alors que nous étions dans le taxi qui nous emmenait vers ma libération.
– Ce septième jour, je disparaîtrai ; je te laisserai seule à surmonter les épreuves de l’ultime chance. Tu déchireras tes peurs ; tu piétineras tes angoisses ; tu tueras tes démons. Va, chair de ma chair ! Obscurité tu es, Lumière tu deviendras !
Aujourd’hui, je célèbre mon baptême de feu. Ce septième jour, je peuplerai l’univers. Je briserai le miroir de mes errements. Je laisserai danser mes désirs fantaisistes. Je transmettrai la saveur du verbe et le sens subtil des mots qui disent avec simplicité la joie de vivre. Autour de moi, des ombres tisseuses de vies humaines somment l’homme de révéler son identité :
– Dis ! Parle ! Mets-toi à nu !
Silence ! Soudain, l’homme devient une illusion. Il prend l’allure d’une pure chimère qui n’a existé que dans mon imagination, je crois. Maintenant, le jour a vieilli. Le soleil a terni. Il est presque l’heure de partir et de fermer la porte à mes peurs injustifiées. Voici venu le temps de me réconcilier avec l’autre partie de moi, celle que j’ai négligée, la face lumineuse de mon âme !
Il se fait tard. Le taxi nous attend en bas de l’escalier de ma destinée. Ma mère ne va pas tarder à venir me chercher. Elle me l’a promis. Sur le chemin du retour, nous marcherons côte à côte ; je lui raconterai tout ; je lui révèlerai tout ce qui s’est passé dans cette pièce où j’ai joué une partie importante de ma vie. En attendant, je sombre dans un sommeil mielleux. Dans mon inconscience, je rêve du chemin de ma destinée. J’avance d’un pas alerte et déterminé. Je trébuche. Une voix douce m’intime l’ordre de me relever. C’est ainsi que je m’en suis allée errer dans les dédales de la vie et de ses étonnements éternels.
Je sais maintenant où vont nos peurs : dans le ventre du monde, antre des promesses dérangeantes, cabaret des illusions perdues, royaume des lumières blafardes où des gnomes émergés de la nuit de noirceur immaculée, décomposent nos peurs en écritures prophétiques. Du matin jusqu’au soir ils dévident l’écheveau de nos destinées.
Imaginons-nous heureux et heureuses !
Nadia Agsous
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