Osty et autres livres, par Clément G. Second
C’est celle que je connais le mieux, et pour moi la plus belle. Elle semble se plaire entre mes mains qu’elle ne quitte pas, me dis-je en souriant. J’ai demandé à la prendre sur la petite table basse près d’une bougie éteinte et caresse sa couverture, entrouvre la tranche pour glisser un œil au petit bonheur vers les planches d’enluminures familières, me laisse aller à quelques mots sur sa place dans une maison. Magda semble surprise ; je lui dis que j’ai moi aussi possédé une Bible Osty. Elle m’était chère. Je priais souvent sur elle, en relisais des passages pendant mes années pieuses. Un de mes trop nombreux déménagements m’en a séparé. Fauchée ou bien égarée, jamais su. Je ne m’en suis jamais racheté une, par tiédeur sans doute, peut-être aussi par attachement nostalgique à l’exemplaire d’alors. Magda a trop de finesse pour ne rien deviner de ce nouveau coup de foudre pour une Bible perdue par Bible interposée. Elle m’observe, à la fois grave et amusée. Il reste un fond de whisky dans son verre, le troisième si je compte bien. Pour moi, j’ai dit stop au deuxième, histoire de ne pas trop perdre en lucidité. Elle tient le sien dans sa main gauche, le fait un peu tourner, songeuse, penchant vers lui un visage marqué. De l’autre, elle porte à ses lèvres une nouvelle Stuyvesant rouge dont elle tire de souples bouffées. Ses mains tremblent par moments. Je me suis tu, prêt à continuer à l’écouter sur ce qu’elle voudra, le Livre, les livres, la vie, son couple avec Michaël (les belles années ou ce qu’au téléphone elle a appelé la débandade, la fin), que sais-je encore ; prêt aussi à partager son silence, n’étant pas venu pour l’interviewer mais pour la revoir.
À une bonne vingtaine d’années de mon départ précipité du lycée où nous bossions ensemble, elle, Michaël, d’autres collègues proches et moi, l’occasion involontaire d’avoir de leurs nouvelles m’a fait songer que vivre loin des autres ne m’était peut-être plus nécessaire et j’ai voulu renouer. J’aimais bien Magda, et par extension son mari. La vulnérabilité de Michaël, souriant et souvent muet, m’attendrissait, par exemple aux récréations. Immanquablement debout au même endroit de la cour, son visage chaplinesque à grosse moustache semblant scruter la même chose au sol, la bouche molle parcourue de légers mouvements mal contrôlés, il attendait que sa femme ressorte (ce qu’elle faisait bien vite) de la salle des profs pour, ensemble, chercher leurs classes dès la sonnerie. Elle était communicative, souriait avec douceur. Beaucoup d’écoute. Un regard bleu porcelaine qui émettait et captait à la fois. Des paroles simples toujours, avec on ne savait quoi de lumineux. Nous avions sympathisé. De mes façons combinant réserve et rentre-dedans je bousculais parfois son côté jeannette évoluée, trop lisse, à forte tendance conciliatrice… Il m’arrivait d’aimer suivre sa silhouette quand elle s’éloignait dans les couloirs. À elle, de me faire sentir qu’elle s’interrogeait sur ce que j’étais en profondeur. Moi, c’étaient les soins protecteurs dont elle entourait son mari qui m’intriguaient. Au fil des années scolaires ponctuées de quelques invitations chez les uns ou les autres, j’avais cerné par aperçus la fragilité de Michaël : suivi psychiatrique constant, couchers tôt sans exception, interdiction d’alcool et de tabac, crises d’angoisse pouvant aller loin. Elle m’avait confié un soir, après les cours, que la compassion le lui avait fait aimer. C’étaient ses termes. Je n’avais pas commenté mais ses paroles m’avaient donné à réfléchir. Concevoir qu’elle puisse s’épanouir pleinement auprès de lui, malade et dépendant pour longtemps et peut-être à vie, ne m’était pas facile.
– … Avec le recul, c’est forcé, je parle autrement de tout ça. Je ne voudrais pas que ça vous étonne… Que ça t’étonne, tu voudras bien qu’on se tutoie ? (elle lit aussitôt l’assentiment sur mon visage). Parce que c’est chic d’être venu. À présent c’est le désert, tu sais. Le suivi psy n’est qu’un sparadrap. Les amis, pour la plupart, ffrrrrrttt ! Comme des moineaux. Seuls quelques-uns. Daniel surtout continue de me voir régulièrement, et encore, sans sa femme. En voilà un lien, et qui compte. Et puis toi aujourd’hui.
Elle étouffe un juron en manquant se brûler avec sa fin de cigarette, l’écrase dans la petite assiette qu’occupe toujours sa part de gâteau, en allume une autre. Je me dis qu’elle se fait du mal à tant fumer, mais comme sa voix rauque est belle ! Si je fermais les yeux je serais chez Lauren Bacall à la retraite. Je les garde ouverts et Magda qui saisit la bouteille va se servir un quatrième whisky.
– Toi aussi t’as pris un bon coup de vieux, s’exclame-t-elle en souriant gentiment. Plus aussi frais, bien déplumé… (elle m’observe). Ça te va pas si mal. Devenu un peu modeste, non ? Plus beau peut-être (après une brève hésitation). Beau, non, mais plus vrai ? Enfin, tu dois savoir. À l’évidence, tu tiens la forme. C’est l’essentiel. Parce que toi aussi, tu en as bavé… On en bave tous d’une façon ou d’une autre, pas à se plaindre. Façon d’apprendre (elle semble un instant redescendre en elle-même). On en a bavé Michaël et moi à partir du jour où lui a compris qu’il resterait dans cet état de pré-légume, et moi que je ne serais jamais mère, mon grand rêve, ni conjugalement accomplie (le dire tout d’une traite lui a fait du bien, je le sens). Alors on a continué de s’agripper l’un à l’autre. Mais ça a bientôt été pour se mettre. Oui, se mettre. Tu comprends ? (ça défile dans son regard et sa voix racle sur du passé). Et de plus en plus. Je commençais à boire, on s’humiliait à coups de jurons, de poings. On se battait, quoi. Il avait une force physique, tu peux pas imaginer. Il interrompait sa médication (elle plisse ses grands beaux yeux, comme sous l’impact d’images). Et moi, je m’y entendais pour placer les coups. Ça a fini par se savoir, tu devines, dans le quartier, au travail. Dans nos familles aussi. Les marques, ça cause, non ? Il y avait une logique dans tout ça, c’est devenu si clair avec le recul.
Son détachement se décline sur un ton qui me touche plus que si les larmes s’en mêlaient. On a pu m’apprendre à demi-mots qu’elle est passée par du sombre et plutôt longuement jusqu’à la mort de Michaël et après. Mais écouter ses intonations, c’est comme redescendre la pente avec elle.
– Tu as dû remarquer l’état du jardin et l’extérieur de la maison… Touché à rien depuis… Bon, c’est pas la crasse, je ne supporterais pas. Pas net non plus, voilà. À l’image d’une vie. Et pourtant…
Remarquer, comment ne pas l’avoir fait dès mon arrivée en attendant qu’elle m’ouvre lentement la porte, fatiguée ou méfiante. J’ai eu le temps de faire le tour de la parcelle, une assez belle surface en mal de tonte où je n’ai pas retrouvé les fleurs ni les arbustes parmi lesquels elle nous accueillait mais découvert une diversité intrusive d’herbes hautes. Le temps de noter aussi la peinture écaillée avec de larges traces d’humidité, plusieurs volets moisis, déjetés…
L’intérieur est resté assez propre. M’y attendait une sensation sonore qui ne trompe pas : l’effet d’écho de pièces en partie vidées de leurs meubles, sous-habitées.
– … Pourtant, est-ce que tu vas pouvoir comprendre… Bon, voilà, à part la maison et cette Bible qui nous donnait de la joie, que je ne lis plus, tout est parti : le job avec la retraite forcée, le couple, les rêves, ma foi de jeannette, tu te souviens du style ?, le gros des amis, la famille à distance (elle rit comme pour elle-même). Mais ces combats sordides aussi, ces insultes et ces coups, et les séjours en HP, crises et tentatives, tu devines, non ? Tu connais la vie, alors pas besoin de dessin. Pas très beau tout ça. Or j’en suis libérée (elle finit son verre). Bon, le tabac et l’alcool s’accrochent. Des idées noires à l’improviste… Pour un temps peut-être. On verra (elle reprend après m’avoir fixé sans ciller). Tu vois, je n’ai pas de regrets… J’ai même des envies qui reviennent. Oh, de femme, non, trop usée. Plus à mon âge. À l’époque du lycée il y aurait eu des possibles. Ça t’étonne ? (son regard revient sur moi en s’intensifiant encore et elle marque une pause)… Les femmes ont des yeux dans la nuque. Je savais que certains me regardaient et j’aimais plutôt (je ne laisse pas voir de réaction mais son assurance me déconcerte). C’était avant, ça. Et c’était impossible. Trop tard à présent. Mais je ne suis plus aussi loin de la paix malgré des quarts d’heure au bord du trou. C’est bien que tu sois venu.
J’aime sa façon de dire. Je pourrais lui répondre, entre autres, que j’ai cessé moi aussi d’avoir de durables désirs et projets masculins par usure ou lassitude. Ça me semble inutile et je me tais.
Un silence s’installe, où aucun ange ne passe, façon de le respecter.
– … Ecoute-moi… Tu la voudrais fort, cette Bible, non ?
– Bien deviné.
– Ne m’en dis pas davantage. C’est beau ! J’approuve. Seulement je ne peux pas. Pas encore. Un attachement… Tant que je vivrai… (elle reprend sa respiration d’un effort rauque). Faut qu’elle soit là, comprends-tu. Un témoin. Ensuite elle sera à toi (elle semble se consulter). Oui, c’est promis. Après ma mort, d’une façon ou d’une autre (j’ai bien perçu une légère hésitation). S’il te plaît ne dis rien, ne proteste pas, ne remercie pas (son rire résonne avec un grand naturel). La vie continue, non ?
Un nouveau silence. Nos regards confiants se croisent plus souvent. C’est tellement bon de ne pas se sentir obligé de parler. Les cigarettes se succèdent, deux verres qu’elle se sert encore. Elle tient l’alcool incroyablement.
Le jour descend. Il semble acquis que pour cette première fois rien ne reste à dire. Sauf que…
– Une des séquelles de tout ça, et je t’en passe… c’est mon manque de concentration suivie. Tu vois par exemple, je n’y mets pas de reproche, ce temps ensemble m’a épuisée. Pas grave. Mais ça m’embête pour la lecture. Tu te souviens comme j’aimais. Oh oui. Eh bien depuis, au bout de deux-trois pages, la pensée, avec ce qu’elle traîne, se superpose. Ça fait souffrir. Mais qu’on veuille bien me lire et je suis dedans comme avant. Enfin, un chapitre ou deux seulement, parfois un peu plus. À l’occasion Daniel vient me faire la lecture, mais comme sa femme lui colle, il peut de moins en moins (elle hésite une seconde et se lance avec une délicate expression de demande). Si toi…
– Oh du temps, la retraite m’en laisse un paquet. Et comme je vis seul…
– Carver par exemple… Pas trop longs, ses textes. Et tellement désabusés qu’ils en deviennent toniques (elle sourit gentiment). Tu voudrais bien ? Dans ma tête je pourrais traduire en américain (elle glousse). Ça peut encore servir d’avoir été prof, non ?!
– Dis-moi quand et on s’y met. Les Vitamines du bonheur ?
– Ça m’en fera un peu plus, oui…
Nous fixons le jour sur le pas de sa porte. Je reçois un baiser léger sur la joue et me voilà, à peine parti, déjà de retour en pensée.
Magda et moi nous retrouvons ainsi, une fois par semaine, partageant la rencontre entre des échanges naturels et la lecture d’une ou deux nouvelles que nous aimons commenter ensuite. Une cigarette à la main, entre deux verres, elle tire des livres de malles où elle en a entassé. Lorsqu’aucun ne l’inspire vraiment, je me fais un plaisir de lui en apporter de chez moi. Elle n’en veut pas de neufs, me dit apprécier de savoir qu’ils ont plu à quelqu’un.
Son moral est sujet à variations. Si une certaine douceur franche à mon égard ne se dément pas, il lui arrive de passer par des exaltations euphoriques suivies d’abattements ou l’inverse. Pendant ceux-ci sa voix sombre. Elle devient mutique, répétant machinalement ses gestes. De loin en loin des bêtises lui échappent, par exemple qu’elle pourrait se supprimer. Je la gronde tout bas, elle me demande pardon, me dit qu’elle me taquine, se remet à sourire.
Au fil des semaines (on passe de Carver à Maupassant, aux Nouvelles exemplaires, à d’autres) sa capacité de concentration progresse. Elle supporte deux ou trois dizaines de pages d’affilée. Je lui en fais compliment et ça la rend fière.
– Si seulement la carcasse et la machine à blues me laissaient tranquille, confie-t-elle un jour juste avant que je la quitte.
Ponctuant ses mots d’un petit coup de poing contre mon épaule, elle me demande d’oublier.
… Vers la date anniversaire de la mort de Michaël (elle m’a parlé une seule fois de sa dégradation suivie d’une agonie sordide), en novembre, il me faut bien constater que si la concentration de Magda, sa capacité à « tenir » de plus longues séances de lecture se confirme à chaque rencontre, ses paroles et les rires qui les accompagnent se mélancolisent, comme elle dit. Des silences cafardeux s’insinuent de plus en plus, que je m’efforce de dissuader à coups de plaisanteries au succès inégal.
Puis plusieurs semaines se passent sans que, contrairement à un de nos petits rites, elle m’appelle pour confirmer la visite. Pendant les deux premières, après le jour habituel, je décroche le téléphone et nous dialoguons quelques minutes. Sa belle voix sourde traîne davantage, vient de plus profond ou de plus douloureux. Il n’est pas question que j’aille la rejoindre, elle me prie de l’en excuser.
Cela dure jusqu’en janvier. Je m’inquiète pour elle et décide un matin de forcer amicalement sa réserve le jour habituel, c’est-à-dire après-demain. Passer en revue le désordre de mes étagères me fait redécouvrir un livre qui pourrait lui plaire : Trois contes, de Flaubert. Si la lecture lui dit, ou bien elle décidera par lequel je commence, ou bien, si elle me laisse l’initiative, ce sera par Un cœur simple, que je place très haut. Ça fait longtemps que je l’ai relu… Je le garde un peu en main sans l’ouvrir, et finis par m’y plonger pour le plaisir et pour tromper le temps.
C’est le lendemain que l’on sonne à ma porte, chose inhabituelle car je vis seul et ne reçois guère de visites non annoncées. Le facteur me fait signer un reçu et me voilà avec un colis. Il est de Magda. Sa forme ferait penser à un gros livre mais en déchirant le paquet je sais instantanément de quoi il s’agit. Alarme et reconnaissance entrent en collision violente. Je cours dans le salon agripper le téléphone mais remarque, le doigt sur les touches, un feuillet écrit qui dépasse du volume arraché à son emballage :
« As-tu bien pris un kleenex pour tes yeux ? Keep cool, rien de bien grave. Je t’avais dit que tu l’aurais après ma mort. Eh bien elle est à toi pour un bon usage. Tu vois, je crois que je suis morte… aux souvenirs couleur nuit noire, à tout ça. Pas encore au tabac, au whisky, mais ça pourrait venir. Incapable de comprendre le déclic et ça me fait doucement rire.
Ça va, toi ? Au fait, je me suis remise à lire toute seule, je dévore. Va-t’en savoir comment, pourquoi…
Tu m’as dit un jour avoir peut-être Pierrot mon ami… Si Queneau est d’accord, pourrais-tu me le lire un peu et me le laisser pour la suite ? Le tien, pas un neuf, tu sais bien. J’ai faim de pages. Passe quand tu pourras. Je ne bouge pas, bises ».
J’avais en effet sorti un kleenex. Je le relègue dans ma poche et, l’émotion retombée, soulagé à présent, me reprends doucement sans parvenir à en vouloir à Magda, amusé presque. La Bible entre mes mains semble se plaire, comme chez elle. Je la garde un moment puis la place en la tapotant sur la table basse. Mon regard se tourne vers les étagères. Leur désordre ne va pas m’empêcher de te retrouver mon Pierrot ! Laisse-toi faire, ça serait chic pour elle.
À partir de Pierrot mon ami, les rencontres, tout en gardant leur lien avec la lecture, laissent plus de place à des échanges libres sur fond d’amitié. D’une amitié que l’envoi-surprise de la Bible a décisivement confirmée. Nous ne revenons pas sur cette circonstance ni sur la place que les Écritures peuvent prendre dans ma vie, ni sur celle qu’elles ont pu laisser vacante dans la sienne ; pour ces choses profondes notre complicité discrète vaut bien des dialogues. Je lis à Magda quelques pages d’un livre qu’elle a choisi ou accepté puis elle se réserve les suivantes pour lorsqu’elle sera seule. Nous parlons de choses et d’autres et savourons les silences intermédiaires. Il arrive de plus en plus que Daniel partage ces moments, visiblement affranchi de la possessivité de sa femme. Ça a commencé par des coïncidences, l’un arrivant à un moment où l’autre était là, et nous en sommes venus par goût à des rendez-vous encouragés par Magda. Nous voir ensemble apporte un charme différent de celui du tête à tête ; le tour de la conversation devient plus imprévisible et rebondissant, les phrases se chevauchent parfois, chacun recherche l’équilibre entre son espace de parole et celui des autres. Si le chiffre deux est celui de l’intimité, avec le trois commence la vie sociale… Magda se montre enjouée et vive avec nous deux. Elle aime activer ou suivre le dialogue. Son goût pour la lecture partagée à voix haute ne se dément pas. L’un ou l’autre ouvre à l’inspiration la « séance », se laisse relayer après quelques pages et parfois, puis souvent, notre amie se lance à son tour avec des modulations pensives qui me donnent le frisson. Je la sens comme rassurée ou portée par notre petit groupe assidu, moins exposée qu’en vis-à-vis, le triangle répartissant la charge de présence. Il y a aussi que Daniel et moi devons nous compléter à ses yeux agréablement. Plus jeune que nous d’une quinzaine d’années, plus réactif aussi, plein d’esprit et muni du talent de la répartie délicate qui fait mouche, trouvant des voies de renouvellement inattendues pour le dialogue, je le compare à un piccolo inventif et agile. Je serais plutôt dans le registre du violoncelle, volontiers confidentiel et songeur, enveloppant. Et Magda ? Magda c’est la voix, rauque dans les graves, voilée quand elle s’ensoleille, irrésistible pour qui a l’oreille reliée au cœur… Une voix dont le timbre ne change plus malgré le whisky et le tabac qui ponctuent toujours ses paroles. Une voix qui parfois encore plonge à l’improviste dans un mutisme en face duquel Daniel et moi tenons à poursuivre car nous la sentons alors plus que jamais en besoin de notre duo.
Quand nous sortons ensemble de chez elle, nous aimons ne pas nous séparer de suite. Une vingtaine de minutes à pied jusqu’au point où nos chemins divergent nous fait mieux nous connaître et apprécier ; nous permet d’échanger des impressions sur l’évolution de notre amie.
Des impressions, rien de plus, Magda prenant soin de ne laisser sa porte intérieure qu’entrebâillée. Elle se donne à l’amitié sans tout à fait s’y livrer, par un retrait qui n’est pas distance – comme une retenue qui nous épargnerait. Qui pourrait dire ce qui se passe en deçà ? Qui aurait le droit de le supputer ? Nous l’aimons comme elle est, avec sa part inaccessible, malgré l’inquiétude qui parfois nous taraude.
À quelque temps de là, vers la fin avril, un jour où le soleil nous fait sortir dans le jardin que nous l’aidons à entretenir, Daniel lance l’idée d’un pique-nique dans un bois proche où les clairières doivent retenir les premiers parfums. Oui, nous irons avec plaisir le surlendemain. Je viendrai en voiture, mardi donc, les chercher. Une cigarette à la main, Magda nous regarde, souriante, silencieuse, nous éloigner du portail. Je me retourne plusieurs fois pour lui faire un petit signe. Le soleil joue dans ses cheveux.
Je suis dans le salon le lendemain matin, bouquinant sur la banquette. Le téléphone sonne. C’est Daniel et je sais aussitôt à sa voix que quelque chose est arrivé. Il m’attend d’urgence chez Magda, je fonce au volant. Je comprends dès mon arrivée en voyant l’ambulance du Samu. On me laisse passer. Daniel me tombe dans les bras, en pleurs. Au bout d’un moment il parvient à murmurer entre les hoquets, piccolo blessé :
– Il a fallu qu’elle parte, tu vois ! S’est foutue en l’air…
Puis il cherche à se reprendre et réussit à poursuivre, noyé dans un sourire.
– … Mais c’est pas fini, non. Regarde, elle a laissé ça.
Il me tend une feuille avec ces trois mots dont je connais bien l’écriture :
« Fin de chapitre ».
Clément G. Second
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