Orphée du fleuve, Luc Vidal (6 & Fin) - Au bord du monde
Orphée du fleuve, Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, 1999, trad. géorgien Anne Bouatchidzé, 197 pages, 18 €
6. Au bord du Monde
Ce long poème dédié à Jacqueline ouvre le jardin des mots de « l’aube de demain » encore inconnue et qui « sera mouillée par l’averse de ta nuit amoureuse ». L’amour chanté y est souffle de liberté, ouvrant les volets du bonheur sur la ville et le corps de la femme aimée (« je me sens libre et mes chiens ne mordent plus »), le poète peut sentir en lui « se libérer les otages (…), rendu au cœur libre du monde ».
Le poète chante et enchante la présence et la sensualité de la femme aimée, le corps de celle-ci ouvrant une « ville d’amour », et compare sa « beauté d’amour » à la fraîcheur vibrante et parfumée des éléments naturels,
« ce qui m’importe c’est l’œillet rose teinté de rouge qui est
la fleur nue de l’entrejambe
les pluies chaudes quand tu t’abandonnes
un orgeat tremblé les solitudes apprises
parce qu’elles mènent au bonheur »
Est affirmée ici, Au bord du Monde, une beauté insurrectionnelle plus florissante et fertile que les combats politiques (« c’est la beauté d’amour qui est insurrectionnelle / et pas le reste (les révolutions ça mène à l’effroyable négation / d’amour »).
Le bord du monde est fragile et le poète amoureux ne veut pas perdre de temps, ne pas perdre un souffle de tendresse du corps aimé qui « (le) fait lever des moissons énamourées dans (son) cœur » : « je ne veux pas être en retard Il y a un an un hiver nous liait », « j’ai dans mes paumes dix mille vies à vivre ». Le temps patient de l’amour presse, puisqu’il n’y a pas de désir ni de souvenir à perdre un seul instant de cette alliance musique avec celle qui ouvre et donne accès – clé familière (des) désirs – à « la mémoire amoureuse », à « la folie d’amour », à « la source des mots » où la poésie « saisit l’âme vibrante des baisers ».
Mais il faut, devant la force et la beauté printanière et insurrectionnelle des mots, en l’occurrence des mots qui traversent l’Orphée du Fleuve de Luc Vidal, laisser entrer la poésie avec l’air des oiseaux, et la réécrire sur la page de notre écoute, de notre désir d’aller à sa rencontre. Cédons la parole donc au poète :
« Aux confins des solitudes il y a nos voix
qui se touchent et tendrement arrosent nos jardins de patience
et je t’imagine donnant ta leçon aux infirmiers et aux infirmières
aujourd’hui à l’hôpital cerné par les brumes bretonnes
tes mains souples et douces me deviennent lanternes
dès qu’elles me touchent
les fleurs de l’audace amoureuse
voilà un programme d’incantation
poème bleu de l’attente poème rouge de l’offrande
dans quelques banlieues lointaines où nous irons
manger et boire à la santé de la vie
Alerte alerte les chagrins des villes arrivent à la lisière des brumes
Carte blanche est donnée aux sentinelles prêtes à la riposte
le printemps affûte ses réponses secrètes et des aubes savantes
ça gronde de colère la foule est enragée
Libre libre est le cri qu’elle pousse et qu’elle n’entend pas dans son cœur
La sève courage aura raison des temps jacobins et de la peur de l’autre
mon amour la Révolution est toujours une fleur fanée avant de naître
moi je suis à la table de l’écrit
où lèvent devant mes yeux ces paroles d’aimer
toi au chevet des mains à bercer des sommeils enfantins
un journal blessé une encre froide
c’est un peu sa fièvre de décembre
et ton enfant imaginaire sans sexe inventé
qui te bouge doucement doucement
je vois
ces fronts de rêve qui moissonnent la parole de Bachelard
écoutée l’autre nuit à la radio quand Audiberti lui découvrait sa poésie
ton corps endormi qui promet au réveil une fresque amoureuse
il y a affluence de désirs comme un grand soir de manifestation
comme un regard double dans le miroir du privilège
un chien se gratte le derrière de l’oreille
les réverbères abritent des brumes de joie
un cheval en bois rouge, le dernier de la fête
se cache impasse Vignoles
les jardins emmurés ont perdu la liberté des feuilles
autour de la librairie Lanoë des livres transparents
carnets de lumière prennent le maquis
des oiseaux étranges poussent des cris silencieux
ce voyage dans l’autobus te prend dans New York onirique
le voyageur de l’invisible ouvre la porte
un récit de cinq lignes t’attend chez moi
attente brève rouge lueur baiser fulgurant
promesse des sources ton ventre de bonheur et tu me parles
ce serait fabuleux si le chant métallique des cigales
éclatait dans l’hiver breton
mon amour rassemblé tu tiens dans ta main
une petite bougie bleue qui me fait deviner ta présence
tes yeux sont allumés ton ventre aussi
et j’aime tes lèvres ouvertes mouillées et nues »
Luc Vidal, Au bord du monde, III. Orphée du Fleuve
Murielle Compère-Demarcy
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