Orphée du fleuve, Luc Vidal (5) - L’Osalide ou « les Printemps extasiés »
Orphée du fleuve, Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, 1999, trad. géorgien Anne Bouatchidzé, 197 pages, 18 €
5. L’Osalide ou « les Printemps extasiés »
L’Osalide désigne dans la chaîne du livre et le circuit éditorial, le dernier Bon à tirer, avant la fabrication d’un livre.
L’Osalide ici – dans le deuxième temps de l’Orphée du Fleuve, après Le Fleuve et l’Île et avant Au bord du Monde – figure le Départ.
L’Osalide s’écrira donc sur le seuil, avec les attributs dont on pare les divinités de la lumière (« Les sentinelles » aux « yeux constellés » de l’amour, préservées dans « la mémoire des braises», sœurslumineuses), avec « les accessoires du temps dans les marges aventureuses de / l’amour », déesses des passages et des transitions (Les Printemps extasiés, Le chemin des hirondelles) à l’heure des migrations amoureuses.
L’Osalide déroule l’opéra fabuleux né des feux de veille des promesses printanières, de l’amour préservé / sauvegardé, loin de « cette colère dont tu me parles et qui étreint tes années » (Les yeux constellés de mon amour) : « les saveurs printanières les feux de tes rêves délivrés par ta gorge, les accessoires du temps dans les marges aventureuses de / l’amour » (Id.).
Une symphonie naît de la ferveur de la liesse, liesse de la ferveur ; de « l’allégresse étoilée ».
Le texte d’ouverture de L’Osalide, joliment titré Les yeux constellés de mon amour, déroule sur quatre pages l’opéra d’une « rouge tendresse » dans les allées du temps accordé à « l’alliance céleste et terrestre des mots inconnus dans nos cœurs », « les anneaux du chagrin » tombés pour laisser place au « miracle d’aimer ». Si les chagrins voient pleurer le poète dans l’absence des bras de son amour, c’est encore et toujours dans l’attente d’astres vivants sur le versant de la joie, dans le chant de la vie où se franchissent les gués dans une nouvelle mémoire. Le poète, fleuve amant de la source, de l’aimée, traverse « les syllabes du vent », « l’arc de liesse » du désir, « les printemps d’extase » pour laisser s’enverguer par « les yeux constellés de (s)on amour » la barque des années, « ces millions d’années bénies de songes, lumineuses et rêvantes délicieuses enverguées par tes yeux constellés ».
L’Osalide est ouverture et résurgence. Le fleuve prend sa source, et son cours afflue en ses résurgences, dans l’alliance scellée avec la femme dans le vertige d’aimer (« j’entrevois ces instants-merveilles quand l’œil est œil de femme / résurgence source oubliée furtivement »). Les mots délivrent ce pacte, l’alliance au chiffre un, dont la femme chante le secret qui coule dans la bouche de son Orphée (« et les mots leur sang d’amour enlacés / délivrés par la langue des baisers ») ; les mots délivrent le miracle et le vertige d’aimer, installés « au bord de tes lèvres et qui dansent ensoleillés », « comme un retour de rimes quand ta parole les déliera », « des mots d’amour sur la haute voltige du phrasé » (Hugo des Anges ou la Mémoire de braises).
Le poète ne s’attarde pas dans la beauté rêvée des « instants-merveilles » entrevus (« mais je ne veux pas rêver trop longtemps il y a danger »), d’ailleurs « la nostalgie (serait) une fée barbare » (La fissure) – il se tient debout armé de ces « yeux de veille » accordant leur regard aux dix mille mémoires dédiées aux amours / aux amis véritables, pour que « l’aube sur la ville (naisse toujours) du vertige d’aimer », pour qu’« alors des printemps extasiés / surgissent dans nos cœurs lumineux et légers » (Les printemps extasiés).
La tension – les cahots d’aimer sur le rail pressenti de l’inconnu où l’Autre, l’Amoureuse, la femme-louve, femme-lilith est reconnue / « rencontrée avant que d’être née » – file les métaphores du mouvant poème. La poésie de Luc Vidal s’avance et s’énonce dans le mouvement des espaces de la rencontre, démarré sur le seuil du « premier chiffre un alliance de nous ». Le tempérament du poète confère à sa poésie cette sensibilité ouverte au plein chant de l’univers, aux amis siens qui le peuplent, à l’amour « fontaine alliance trouvée secrète », dans le courant vif d’un rythme en alerte toujours prêt d’ouvrir les écluses des passages, pour s’offrir au partage des sources vives, des mots sentinelles, des paroles authentifiées (Ce train là-bas dans mon cœur « franchit » les gris de la nuit / le livre dans ton cœur « délivre » les anges de feu / tu « inventes » en moi-même la mise à nu du sentiment) et si le rythme pris par le poème ne s’essouffle pas, c’est qu’il s’énonce dans un va-et-vient libre des marées, dans un toucher-rêver des « lèvres conquises jamais prises », que la féerie, intacte, fait vivre et revivre dans la marge et l’étonnement reconduit, dans l’iris vibrant du regard allumé, sur les rives rouges de l’amour, « ce printemps aventureux insensé » livré au sort imprévisible des sortilèges, « l’insurrection printanière dans tes veines / toi-même amour des rives disparues légères et retrouvées » (Le chiffre inconnu).
Le poète invective et convoque, de son verbe couleur impatience et révolte pacifique, le cœur du monde pour semer et faire fructifier les lignes de sa destinée. Nous disions précédemment que certains textes de Luc Vidal faisaient figure de poèmes-tableaux, ou de tableaux-poèmes. C’est que le poète plante chaque jour recommencé son chevalet au cœur des mots, au milieu des blés dont la terre se gorge, éternel printemps aventurier, poète lui-même pionnier des gestes ajourés et d’une poésie vraie délivrée… Debout, il pourra se tenir « Au bord du Monde ».
« Tu me sors un printemps de rougeur cœur et poings liés
je ferme les paupières et je suis sous la parole
ce rouge féminin dans le triangle de la naissance
une femme-abeille offre son sang à la lune
avec tes couleurs de nouveau monde profondément transparentes
Peindre prière d’inventer un cri
peindre offrande bleue sur un blanc de pureté
je suis aux sources de ma destinée
mes regards sauvés plongent dans le cœur de ce que je vois
c’est ce cœur et l’heure de tes gestes
qui ouvrent les fleurs
peindre ainsi c’est trouver la coursive qui mène là-bas
et les amants fabriquent un tison rouge dans leur lit pour la vraie
mort
ils sont derrière ce printemps de rougeur
avec leurs yeux profonds de l’autre rive
je les imagine sur les toiles comme dans un verger
peindre comme toi c’est être à la lisière rêvée du miel et du printemps
peindre conjonction des couleurs conjonction des saisons
fil invisible du vent couteaux du cœur qui tranche le pain de
l’œil
tu regardes cette lune assoiffée de lumière
tu es peintre de ce temps pérégrin de l’entrerêve
où les femmes vivantes récoltent le miel sauvage de la destinée ».
(Le sang et la lune)
Murielle Compère-Demarcy
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