Orphée du fleuve, Luc Vidal (4)
Orphée du fleuve, Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, 1999, 197 pages, 18 €
4. Écrire le mouvant poème, connaître les géographies du cœur. Luc Vidal, un poète, un éditeur pionnier.
Poète, de surplus poète du monde ouvert à la rencontre, Luc Vidal se nourrit des mots des autres poètes. Des toiles vivantes des peintres. Du poème vivant. D’ailleurs, des tableaux-poèmes se dessinent dans les Paysages fabuleux de l’Orphée du Fleuve. Ici,
« Un grand cheval rouge fait le tour de tes rêves
Et sur ta peau rougira le bonheur »
Là,
« Le soleil roule un rond blanc au-dessus des paysages
les villes ne bougent plus. J’ai bien froid ».
Dans Orphée les voyelles assonantes le poète lit « (…) Supervielle à même ta peau orangère » ; dansL’accompagnement bleu passe « Orphée des chimères avec Nerval entré dans la gorge » ; dans Les sentinelles Benjamin Péret et Robert Desnos « lèvent un regard à la santé des amoureux » ; pour Hugo des Anges – dont le poète est le « gardien » – « les vers de Rimbaud passent en sifflant /Arthur Craven a signé ces sémaphores pour Hugo des Anges » ; apparaît au regard des frissons « un dessin de Paressant illustrant comme un Christ / de Gauguin un poème de Cadou » ; dans Voix lactée, ô sœur lumineuse, le poète relit Alcools et Guillaume Apollinaire l’enchante…
Cet hommage rendu aux poètes « reconnus » par lui relève du même état d’esprit qui a fait de Luc Vidal aussi un éditeur pionnier en matière de poésie. Un extrait du Chiendents n°38, Cahier d’arts et de littératures publié en 2013 et intitulé Éditeur : Bons à tirer ? exprime cet état d’esprit et la lignée éditoriale suivie fidèlement par Luc Vidal :
« Il m’arrive souvent de poser cette question à mon interlocuteur : « Quand Narcisse ne va pas vers Orphée, vers où va-t-il ? » Un court silence s’installe… « Il va vers son nombril ». Et de là il est facile de glisser vers le verbe pronominal. Se prendre pour le nombril du monde est se penser comme très important. Un auteur est celui qui est la cause de quelque chose, créateur d’un ouvrage. Un éditeur, celui qui produit cet ouvrage, qui transforme un manuscrit en livre. Droits et devoirs de chacun. Droits d’auteurs : évident. Perte d’argent de l’éditeur : évident aussi. De nombreux auteurs demandent à leur éditeur petit, petit, de faire ce qu’un éditeur grand, grand ferait pour leur livre (…) Cette demande s’accompagne souvent d’une méconnaissance totale du catalogue de l’éditeur, de savoir qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il réalise, ce vers quoi il tend » (Narcisse et Orphée).
Ou encore :
« Nous vivons une époque épique
Et nous n’avons plus rien d’épique
La musique se vend comme le savon à barbe
Pour que le désespoir même se vende, il ne reste qu’à en trouver la formule.
Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle. Qui donc inventera le désespoir ? écrivait avec force et justesse Léo Ferré il y a plus de quarante ans.
Si vous n’avez pas de Capital en monnaie, il reste à utiliser le capital du désespoir, de la lucidité et les forces liées à l’esprit pionnier de toute véritable aventure qui sont alors sources de joie. Si, un jour, les livres que vous éditez se vendent, surtout ne perdez pas l’esprit pionnier. Les moyens acquis ne sont que les moyens de l’aventure. Ce qu’on peut reprocher à ceux qui dirigent la culture c’est d’avoir oublié les idées généreuses qui les ont poussés au pouvoir ou d’avoir mis par-dessus bord l’esprit inventeur de Malraux. Le plaisir éditorial existe, celui qui transforme la matière d’un texte et d’une étude, d’un manuscrit en livre ou en revue. Ce plaisir, c’est votre capital. Et ce plaisir peut et doit être partagé à part égale entre l’éditeur et l’auteur » (Das Kapital).
Dans Ma main seule comme un fleuve : « Ma main seule ouvre la nuit comme un tracer d’ombre et éclatant à la Chagall », surgit « ce Christ rouge de Blaise Cendrars quand il parle de la révolution en allée », et la fin de ce poème écrit l’acte d’écrire et formule la raison du vivre de l’Écrire : « L’art de prédire est né selon Apollinaire des sources de l’Aventure / moi le passant immobile qui écrit le mouvant poème / J’ouvre les livres, les anthologies de préférences pour connaître les anciennes géographies du cœur / je me laisse guider par le vent des mots et des chansons / en pensant au fleuve».
Un art poétique – l’Art poétique de Luc Vidal se dessine – dont le condensé magnifique est rendu avec force et justesse dans cet extrait de Ma main seule comme un fleuve :
« Ce poème de la matière est au cœur même de la matière
avec les grains de l’amour tremblant
Les femmes nues dans la nuit s’habillent de la fraîcheur du printemps
sous les fleuves qui mènent leurs marées jusqu’à ton âme
il y a une barque large et spacieuse prête au départ
seuls ce chien et les sentinelles de ton regard
la maintiennent à quai pour les directeurs du temps des fauves
mon amour six lettres deux syllabes d’incendie
aventureuses des lignes du cœur les solitudes flamboyantes de la joie
je veille depuis des années sur les années vives du sang des hommes
je mets le feu avec le papier de ce poème à l’âtre du seul
avec ma main seule dans la tienne sur les fleuves de la nuit
et tes rêves sur leurs rêves enfin libres de leurs routes
ces femmes éperdues, ma mémoire ton sortilège devenus fleuves de la nuit ».
Les astres du chant lexical tisonnant la poésie de Luc Vidal apparaissent dans la lumière de cet extrait (l’« amour », des « femmes », les « fleuves », les sentinelles du regard, les « lignes du cœur », la « joie »…) pour que flamboie – « (…) amour six lettres deux syllabes d’incendie » – la POÉ-SIE…
A suivre
Murielle Compère-Demarcy
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