Orphée du fleuve, Luc Vidal (3)
Dans le récit orphique de la quête amoureuse figurée par la poésie de Luc Vidal, les éléments naturels investissent le quotidien, toile de fond des rencontres, de l’existence – « le monde soleil joie du monde », la pluie ensemençant le rire des enfants, « un étrange poisson (parfois frais comme une jeune fille surgie de la dernière pluie) venu la nuit » sur « la ligne du cœur » et venant « boire l’oxygène de nos jours », quelques prénoms, des oiseaux du chagrin ou de l’insomnie sortant de la forêt des signes, « agrandissant le souffle des poumons », les chevaux innocents, le bleu des abeilles dans les ruches miel à l’horizon du regard amoureux…
3) Une poésie au cœur du monde. Correspondances baudelairiennes
« Ouvrir la porte aux amis des rencontres » : la poésie de Luc Vidal s’écrit sur le seuil des rencontres, rencontre amoureuse ou rencontre amicale, toujours prêtes de renaître, pérennes et fidèlement indemnes des basses tensions, coups bas, flux tendus, mesquineries piètres des trahisons humaines. Luc Vidal n’en parla pas, Orphée préférant en être revenu pour n’en pas revenir encore et toujours « de l’heure amoureuse là dans ton sourire » (Cent mille façons de tes étreintes).
Le poète chante l’amitié, rend hommage à ses frères en humanité messagers de la lumière (Yves Coppens, chercheur d’or ; Les oiseaux finlandais dédiés à Claude et Marie Bugeon ; à Thierry D. Les quartiers funambules ; André Verdet, Daniel Barrois, Jean-Paul Privet…).
La poésie de Luc Vidal célèbre « le monde tout entier dans un soleil merveilleux sourire ». L’amour et le paysage, l’amour et le monde naturel ont ici des correspondances baudelairiennes (« ton île comme un poème voyageur du désir de nous », « (…) la rue traverse la table comme un sourire tes lèvres », « la neige a pris ce mois de février tes doigts insoumis », « un paysage charmeur et désert enjambe l’ombrelle de tes regards »…).
4) Le regard d’Orphée ou « l’accompagnement bleu »
Le regard d’Orphée vise demain, toujours le dernier poème, un visage de femme appelant dans les vitrines de l’aube…
Le poète « gardien des anges », regardant du mirador des années passées les plaines de ses vingt ans resplendir dans la jeunesse de ses enfants, est chez Luc Vidal l’Orphée réconcilié avec le soleil noir de la mélancolie pour « de la mélancolie faire naître des oranges de vie » (Le sixième continent). Chez Luc Vidal, Orphée laisse derrière lui le chant des regrets pour scruter à l’horizon l’amour toujours prêt de renaître (« Pour tes sourires surréels je ne serai jamais Orphée », écrit-il. Ou encore, dansL’accompagnement bleu : « je ne serai jamais Orphée ma faiblesse n’est plus de ce fleuve »). Le poète a quitté les rives du regret, « la chanson d’un regret ne sera jamais une chanson bleue / je peux maintenant rêver de maisons amoureuses du fleuve » (Poisson dansé grande fête bleue).
5) Poésie, l’île tremblée fortifiée par les mots contre la folie
La folie guette de son trou l’errance du poète. Contre ses attaques, l’invasion de sa folie, le poète habite l’île salvatrice. « L’île avec ses milliers de fleurs guérit les blessures du cœur (…) » (Les oiseaux finlandais). L’île est celle « de l’expression fragile ». « Regarder au fond des yeux, c’est regarder au fond des mots, vivre leurs secrets comme inventer le jour dans les limbes des nuits ». L’île, destination rêvée et touchée, au-delà des distances géographiques et de l’horloge mensongère réglée à la mesure de l’existence grégaire, du méridien de Greenwich et des cadrans numériques, loin de la démesure amoureuse rythmée par l’énigme des pôles magnétiques (« je demanderai à l’ordinateur de programmer des ventres d’amour / pour des nuits hors d’ici et hors programme »). L’île est dans les yeux de la femme muse rédemptrice (« et l’île de tes regards comme un temps drapé par la mer »), « l’île de ce jour avance comme une chanson dans ta gorge / aimée de l’étreinte de mes paumes / ton île comme un poème voyageur du désir de nous » (L’île). L’île est femme, écueil du désir que l’épreuve du manque à l’heure citadine inscrit, lieu de ralliement, sur la ligne du registre des destinations (« la ville est peuplée de désirs comme des oiseaux ayant perdu leur île »).
La folie peut, à tout moment, faire rafale de ses cartouches de démence. La terre menacée par ses possibles assauts ou ses occupations à plus ou moins longs cours, est minée de « trous ». Cela commence avec l’absence de l’amante (« les oiseaux sont venus avec leurs cris de démence / trouer les nuits sans amour les arbres arrachés »), se poursuit dans la chambre désolée, « chambre perdue égorgée par les attentes »,
« (…)
l’imaginaire chambre d’un soleil perpétuel au cœur de nous
l’amour sans l’amour comme fleur de détresse
cela fait de ma vie un domaine de brèves rencontres
au plus fort du doute cette chanson feu de toi
la chambre éclatée de songes détenue prisonnière de l’été » (La folie).
La folie signe l’absence, le chagrin de l’absence (« je ne sais plus ton prénom parce que d’être sans toi / m’ouvre les pays de la folie et du chagrin » (La pierre de lune)).
La folie est nef aussi, via l’embarquement pour Cythère quand « l’amour est un brasier de chimères »(La migration).
Devenu à la fois fête et oubli, le poète tient sa route sur le chemin de la sagesse – « Le Petit Véhicule » donnant son nom aux éditions dirigées par Luc Vidal, précisons-le, en est une des voies, force et fragilité réunies en un dans le logo de la maison d’édition nantaise – « ma vie est derrière moi comme un dernier printemps / ultime voyage ni sagesse ni folie mon cœur débordant / d’oiseaux les couleurs étrangement vivantes abandonnées de ma mémoire / et je peindrai inlassablement les miracles d’aimer». Longeant le parapet du poème, garde-fou de la folie, le poète mise sur les chevaux de la course amoureuse, sûr d’être victorieux et non l’Orphée vaincu du récit mythique. Dans ce pari fou où le gain est celui du bonheur, le poète s’affirme l’heureux traducteur – pour Eurydice, Lilith (« femme-Lilith, femme-louve aux yeux bleus des secrets, femme chimère du ventre des rues »), Maïlis, Jacqueline – de l’heure amoureuse, infinie comme la roue lumineuse du temps.
La figure d’Orphée amorce chez le poète Luc Vidal un nouveau voyage au regard neuf tourné vers l’avenir, au sang renouvelé de l’amour sans cesse reconduit. L’Orphée du Fleuve chante, amoureux, le temps des départs (« le temps des départs vers nous viendra / de ce qu’aimer charge le sang en battement d’infinie tendresse » (L’amaritude)).
Murielle Compère-Demarcy
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