On n’en taire pas les fantômes, Marine Leconte (par Murielle Compère-Demarcy)
On n’en taire pas les fantômes, Marine Leconte, L’Ire de l’Ours Éditions, février 2024, 86 pages, dessins Agathe Lievens, 10 €
L’aire de jeux maudite acidulée de sachets de bonbons et « remplie de poudre acide » dans laquelle Marine Leconte nous attire (un peu à la façon de Marlène Tissot, Sous les fleurs de la tapisserie, publiée chez Maltaverne, l’éditeur du Citron Gare et du fanzine Traction-Brabant alias T-B), nous sidère, nous retourne comme ses poèmes nous renversent face contre terre ou nous arrachant la face après le masque, là où ça fait mal, à l’envers écorché des choses. Ça balance des mots en éclats, les fracasse en éclairs qui crèvent des « peaux d’hostie » ; ça pulvérise de petits êtres qui s’essaient à la chose fatale et chutent comme cette petite fille dans une situation titubante où passe de travers la vie courante, où, là, la vie ordinaire passe « de l’autre côté du texte »… Langage poétique à l’humour qui percute et catapulte les codes, langue blanche clinique des mots : et si c’était (f)utile parade à la pesanteur des choses ?
Marine Leconte dédie son quatrième recueil, On n’en taire pas les fantômes, édité par l’Ire de l’Ours,
À celles revenues de l’autre côté du texte
Paysage indompté
En corps
Et à celles qui n’en reviendront jamais
On saisit d’emblée que son alezane de bataille se cabrera, « désoeillée » (ôter les œillères) face à une réalité sordide, et qu’elle le fera entendre. L’état des mots de la poète est ici, comme le réel qu’ils visent, retourné à l’état sauvage, à l’état primal, utérin. Ainsi, après tout, le verso du poème (saisi au vif, rappelons-nous, dans la poêle à (f)rire recto verso d’un Queneau qui, en composant sa recette de poésie, en dit plus qu’il n’en a l’air…). Ainsi les mots non rognés mais cognés dans les angles. Mots aux dents après avoir dévoré leur mors, et lâchant leur bride à l’« ire » de l’ours qui sommeille en celles qui survivent, se dressent, résistent, embaumant les fleurs des corps de surface jusqu’au-dedans, pour taire le hurlement de la douleur, d’un trauma. Pour que nos mutilations s’enterrent sous cape / « sous coupe » des mots/maux ?
De la petite mot n’est
Mort née
Maux n’est
Rien du tout
Tu as de quoi dans la poche
Plus d’utérus
Mais de quoi
Les « soucoupes acides » ce sont les bonbons étranges dont la peau ressemblait à celle des hosties et fondaient instantanément en nous piquant les gencives. Dedans ces soucoupes une poudre acide sucrée. Or une petite, très petite (« même pas deux dents de lait ») avale un cocktail fatal et va aller y voir de l’autre côté. Une un peu plus grande commence à percevoir le vacillement, le truc qui cloche. Silence métallique, personne ne fait rien. La petite, elle, n’attend plus rien, que les « corbeaux / Qui viendront lui nettoyer les yeux »…
Quels mots dire sinon ceux qui taillent, entaillent et tâchent ? Comment dire après l’advenue de la « mort née » ? Le texte commet l’incision de la vie, l’ablation de la vie reproductrice dans le ventre de la page, ouvert ; commet l’abandon de la vie après sa surdose. Après que le corps, ou la tête « en corps », a expulsé dans une douleur sourde/rentrée/in-ouïe le rire primal d’une blessure incommensurable qui se rouvre ici pour dire ou tenter l’impossible d’avoir moins mal : ainsi la catharsis du Poème.
Le texte/sexe ici est en pâture, là où ça jette « des fleurs qui embaument » et des mots/maux embaumés par les scalpels aiguisés sur d’impuissantes victimes, mortes mais à l’œil.
Quel ciel se dessine pour les destins bancals ? Quels desseins du ciel pour les peu promis à la vie verticale ?
La chaise est bancale
La petite l’est aussi
Elle a raté l’assise
Les mots sortent gluants de sa bouche
On dirait de la purée de presque taire
Il lui faut des soucoupes acides
Pour se remettre verticale
Agathe Lievens en dessinatrice accompagne en écho les maux invisibles douloureusement dicibles de ce recueil poussant en boutades et pieds de nez la porte d’un tabou, disant dans la lumière atomique poétique le noir tacite d’un univers underground. Sexes, corps, fleurs bancales des dérives. Tracés, les dessins répètent et tentent d’articuler des existences en pièces, en mal de repères, îlots déchiquetés coupés de l’archipel (« Cris terre / Critérium rime avec funérarium »). Les traits d’Agathe Lievens, les mots de Marine Leconte tracent en pleins dévidés et déliés aux nuances de gris les « corps géométriques », la vie errante « antédiluvienne » celle hors du temps, hors des codes et du cadre après laquelle s’escarpent les « récifs récits accidentés/ Ou pas / Raturés d’avant ».
L’Ogre prédateur dealer, par le mantra des mots ici, se dé-voile, se dé-figure, se ren-verse, de fantôme rieur (riant de jouer avec la mort des victimes qu’il tient sous sa coupe) en fantôme dénoncé entre les lignes. Victimes dont on a tué le corps et qui, par les mots cliniciens du poème se relèvent et refont se ressaisir les fleurs du mal, refleurir « les fleurs fondues de (la) chatte ».
« La fleur bancale », n’est-ce pas seule la poésie qui puisse la dire dans le fond, qui puisse l’articuler, la mâcher par les mots, la manducation du Verbe, en en revenant ; la dire comme fleur du mal et par bribes, syllabes syncopées, dans la marge non élaguée du réel oblique ?
Murielle Compère-Demarcy
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