ON AIR (par Sandrine Ferron-Veillard)
Amis Français d’ici ou d’ailleurs, good morning !
As-tu passé dix-sept heures dans un aéroport, à vider les testeurs de parfums et les échantillons de crèmes, à cent dollars les 30 ml ; deux heures, assis, dans un avion sur le tarmac pour finalement être débarqué, réembarqué sept heures plus tard, trois jours et quatre avions pour traverser les États-Unis et trois nuits en chien de fusil dans trois aéroports à réciter des mantras en élaborant des scénarios de meurtre ?
Voilà à quoi ressemble le monde merveilleux des vols intérieurs américains. Dédommagements, hébergements, bons repas, que nenni, ça, c’est si tu as le temps de faire la queue au service commercial de ladite compagnie aérienne qui pratique le débarquement, le surbooking, le burn-out, le work-more/win-less et toutes les réjouissances du low-cost. Slogan subliminal, Tu ne sais pas quand tu pars, tu ne sais pas quand tu arrives, si c’est toi ou ta valise qui part.
Tu as résolu la problématique du bagage en soute, soit cinq tenues compressées, deux paires de chaussures, une trousse de toilette, ton ordinateur et ta liseuse, oui tu as aussi compressé, numérisé, dématérialisé ta bibliothèque et délégué ta capacité cognitive à d’autres qui savent l’exploiter. Bref. Un sac en cabine et un sac à dos en mode estival. Point. Tu fais des lessives plus souvent.
Reprenons depuis le départ. Tu as le projet de te mettre entre parenthèses pendant sept mois, voyager sur le territoire américain genre Walden au rayon camping/nature/aventure mais sans les accessoires. Il faut l’avouer, tu veux mettre du sens dans ton existence, de la sensation, du sentiment. Tu as entouré quelques points sur la carte du monde plastiquée qui te sert de set de bureau et de tapis de souris, de bloc-notes, tandis que tu es au téléphone ou devant ton ordinateur en faisant défiler des images sur ton compte Instagram. Entre autres. Pas de témérité surtout. Voiture exclue, tu refuses l’usage de ces petits trucs à pétrole voués à disparaître. À pied (trop pénible), en bus (dos fragile), à vélo (ischions trop sensibles), trains (mauvaise infrastructure), bateau ou autre objet flottant (sujet au mal de mer), à cheval (trop onéreux), en stop (déjà fait). L’avion donc.
Et là, ça ne te dérange pas que l’appareil brûle du kérosène, au moins 60.000 litres embarqués en plus de ton plateau-repas, réduit au minimum certes, et ton poids-bagages.
Le résultat de tes petits graffitis sur la carte plastifiée ?
Puerto Rico, le Texas, l’Arizona, l’Utah, le Colorado, la Californie, Hawaï et les Samoa américaines. Tu t’organises. Deux mois avant le départ programmé pour la date du 14 février, départ huit heures du soir (tu détestes les dîners de la Saint-Valentin), ton café a recouvert ton set de bureau. Seul l’archipel des Samoa a survécu au tsunami. Tu crois aux signes. Tu changes ton programme.
Aux Samoa, le 14 février est célébré, en revanche le 30 décembre 2011 n’a jamais existé. Confusion dans les calendriers. Les îles Samoa sont scindées en deux territoires. L’un, indépendant, dont la capitale est Apia. L’autre, américain, dont la capitale est Pago Pago. Un même territoire, deux pays. Et des îles posées de part et d’autre de cette fameuse ligne imaginaire du changement de date. Ne confonds pas l’heure avec la date. Cette ligne suit, grosso modo, un méridien, 180 degrés de longitude, grosso modo car elle fait de sacrés zigzags pour éviter qu’un même pays se retrouve avec deux dates sur son éphéméride.
Depuis 2011, les îles Samoa dites indépendantes sont revenues au côté ouest de la ligne du changement de date, sans se déplacer bien sûr, juste en supprimant la date du 30 décembre 2011. Tandis que les Samoa américaines, elles, restent du côté américain. Un même territoire, deux Etats. Tu fêtes deux fois Noël aux Samoa. Vingt minutes d’avion entre Apia et Pago Pago, même heure mais vingt-quatre après, côté américain. Avoue que ce n’est pas simple. Tu y es donc allé, aux Samoa américaines, pour vérifier que Wikipédia ne te raconte pas de salades. Et tu es resté un mois sur l’île de Tutuila, l’île principale des Samoa américaines et un mois sur chacune des quatre îles habitées de la partie indépendante. Les jours sont tombés du calendrier, tu t’es installé dans une autre époque, tu as lu tout Stevenson qui comme toi a cassé sa montre en s’installant à proximité d’Apia. Tu n’as plus consulté l’heure. Quant à ton téléphone privé de son réseau habituel et de connexion internet, il a mis trois semaines à comprendre qu’il était aux Samoa. Détox spatio-temporelle sur la ligne internationale du changement de date.
Tu es rentré cinq mois plus tard en priant l’Univers, la Federal Administration Aviation, de te ramener chez toi.
Cinq mois à laver ton linge tous les jours, tu es littéralement essoré par la réalité. L’isolement. La diffraction du temps. Pas l’heure mais la date.
Ton téléphone a retrouvé son réseau et tu as reçu, pendant trois semaines, des publicités te visant personnellement. Des marques de lessive, de location de voitures et de ventes de lunettes, tout ça en samoan. Étrange. Ton téléphone a perdu son calendrier. Il n’affiche plus la date du jour. Et le support technique n’y comprend rien. Quant à situer sur la carte de la planète l’archipel des Samoa, et quelle que soit la nature de son drapeau, ça dépasse leurs compétences.
Quant aux tiennes, de compétences, il te faut rentrer pour comprendre que ton set de bureau est une pièce à plat. Pas de troisième dimension. Tu l’as copieusement gribouillé en faisant semblant de travailler. Désormais, tu sais pourquoi. La différence entre la carte et le territoire, c’est le relief. L’ensemble de tes sens mobilisés. Le réel et l’expérience qu’aucune surface ne pourra jamais restituer. Désormais, tu ne veux plus jamais être posé à plat sur une surface, en faisant semblant de te satisfaire de l’heure. Ou de la date.
Sandrine-Jeanne Ferron
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