"Old M. Flood, Un récit", Joseph Mitchell et "Arrêtez de me casser les oreilles", Un recueil des récits, Joseph Mitchell - Editions du Sous-Sol (par Philippe Chauché)
Edition: Editions du Sous-Sol
Old M. Flood, Un récit, Joseph Mitchell, Editions du sous-sol, février 2020, trad. Lazare Bitoun, 127 pages, 16 €
« Dès qu’il arrive dans Fulton Street, le spectacle de ce pandémonium le revigore. Il rejette les épaules en arrière, renifle l’air salé et se frotte les mains. La puanteur de ces commerces de poisson n’a rien de désagréable. “Je vais vous révéler un secret très précieux, m’a-t-il dit un jour. L’odeur du marché aux poissons de Fulton Street vous guérira d’un rhume en vingt minutes. Aucun de ceux qui travaillent dans le marché n’attrape jamais de rhume. Ils ne savent tout simplement pas ce que c’est” » (Old M. Flood).
Joseph Mitchell n’est pas un chroniqueur comme un autre, il a une manière unique de saisir et de se saisir de situations, de dessiner des portraits d’hommes et de femmes croisés, dans la rue, les restaurants, les bars, les marchés (aux poissons), et de les transformer en personnages de roman par l’art du style. Joseph Mitchell saisit sur le vif ce qu’il voit, et le transforme en épopée urbaine foisonnante, entre 1944 et 1946. Old M. Flood possède cette puissance évocatrice, cette haute valeur littéraire qui rend ce récit étourdissant.
On y mange du poisson et des huîtres – « La première qu’il ouvre, tu la prends et tu la sens, comme tu ferais pour une rose, ou un verre de brandy » –, on accompagne, on suit à la trace M. Flood sur le marché aux poissons dans Fulton Street, sur les quais pour assister au déchargement des chalutiers, des senneurs, des coquilliers, il a des manières de capitaine au long cours, de vieux savant des mers, d’encyclopédiste des huîtres et des poissons : « …pose des tas de questions, fouille les tonneaux du regard, y prend, pour l’admirer, ici un bar rayé ou là un rouget, et passe d’une stalle à l’autre l’oreille toujours tendue pour ne rien perdre de ce qui se dit dans le marché ». Le chroniqueur du New Yorker possède non seulement une vue exceptionnelle, l’œil vif d’une mouette, il aurait pu être photographe de l’Amérique, mais il possède également l’oreille affutée d’un sondeur. Il enregistre bruits et conservations, échanges, rires et coups de colère, dans un mouvement permanent. Ces récits sont habités d’une rare vivacité, celle de M. Flood, aux mille vies (1), de ses amis, tous promis à court terme à la disparition, même si M. Flood n’est guère pressé, il a tant de matinées à passer auprès des pêcheurs et de ses mouettes boiteuses.
« Il y a deux Sudistes parmi les clients. L’un vient d’un Etat qui fait sécession tous les quinze jours avec une grande régularité ; il s’exprime souvent avec l’accent très recherché de la bonne société sudiste de manière à ce qu’on ne manque jamais de lui demander : “Vous venez du Sud ?”. Il a peur de s’aventurer au-dehors après la tombée de la nuit à cause de tous ces Nordistes qui traînent dans les rues, et porte toujours sur lui un sifflet qu’il a chipé un soir à un agent de police ivre » (Arrêtez de me casser les oreilles).
Arrêtez de me casser les oreilles, Un recueil des récits, Joseph Mitchell, Editions du sous-sol, février 2020, trad. Lazare Bitoun, 279 pages, 22 €
Arrêtez de me casser les oreilles est un recueil de portraits et d’articles publiés à l’origine en 1938, des écrits de jeunesse de Joseph Mitchell, immergé dans l’audience d’un procès, dans des théâtres de Vaudeville, où il grave des esquisses de strip-teaseuses, et d’un fabriquant d’éventails pour danseuses, et inventeur de danses – « Tel un matador qui répète une nouvelle passe avec sa cape, M. Sittenberg accorde à la manière dont les danseuses manient ses éventails la même attention qu’un vieux professeur un peu grognon » –, de pasteurs, de rabbins, d’un homme d’affaires qui se fait appeler Father Divine ou plus simplement Dieu, ou encore d’un agent de catcheurs, et d’une comtesse qui boxe : « Elle a une belle voix de soprano. Quand elle est fatiguée de taper dans les sacs de sable, elle entonne quelques airs de Carmen… “Je suis une vraie boule de feu” m’a dit la comtesse en confidence». Ses portraits sont vifs, ses descriptions précises, son style enflammé, ce sont de courtes histoires qu’il nous conte, des instantanés d’Amérique, à la manière d’un photographe qui à mesure qu’apparaissent ses images, en invente d’autres. Son écriture est un révélateur de ce qu’il voit, et de ce qu’il entend, de ce qui se déroule sous ses yeux – « Le grand gaillard italo-américain n’avait qu’un seul bras ; un éclat d’obus lui avait arraché l’autre à hauteur de l’épaule lors de la bataille de l’Argonne». C’est un écrivain au travail, un portraitiste affairé sur le motif. Un journaliste sans fard, sans maniérisme, qui fait sien le réel, et le transmute en brillants éclats romanesques.
Philippe Chauché
(1) « M. Flood n’est pas quelqu’un de précis mais un composite de plusieurs hommes d’un certain âge qui travaillent ou passent du temps au marché aux poissons de Fulton Street ». Note de Joseph Mitchell à l’édition en 1948 des trois chroniques consacrées à M. Flood, Postface de Thomas Kunkel : M. Mitchell et M. Flood. Auteur de L’Hommes aux Portraits. Une vie de Joseph Mitchell, Editions du sous-sol, 2020.
Joseph Mitchell a collaboré au World, au Herald Tribune puis au New Yorker. Ses portraits et ses chroniques ont été publiés aux Etats-Unis, puis en France : Le Secret de Joe Gould (Autrement), Le Merveilleux Saloon de McSorley (Diaphanes), Street Life (Trente-trois morceaux), Le Fond du Port(Editions du sous-sol).
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