Ohio, Stephen Markley (par Sandrine Ferron-Veillard)
Ohio, Stephen Markley, août 2020, trad. anglais (USA) Charles Recoursé, 540 pages, 22,90 €
Edition: Albin Michel
Un soir. Six chapitres. Six amis d’enfance ou d’anciens camarades de lycée, or l’étaient-ils vraiment. Six chapitres bâtis comme des nouvelles. Dans l’état de l’Ohio, aux États-Unis.
Un soir, à New Canaan. Pour Internet, New Canaan est, entre autres, une suite de chiffres, 41°8’48.347’’N73°29’41.44’’W, une altitude de 105 mètres, une densité de 339 habitants/km2, 5280 familles dont 41,7% des enfants ont moins de 18 ans, 6822 ménages, 19395 habitants en 2000. Un an avant le 11 septembre 2001.
Assurément un rythme. La formation immédiate des images. Et la voix-off/la voix-on, qui d’emblée séduit. Le ton donc. Chaque détail est exprimé, détouré, débarrassé de son fondement spatio-temporel. Son revers. Et des descriptions à relire deux fois pour le plaisir du son. La fabrique d’une histoire qui fige, qui glace, qui foudroie. Lorsque la littérature perce l’envers des choses. Des êtres. Leur épaisseur. La fumée comme cadre, omniprésente tout au long du livre. Les vapeurs, le brouillard. Les vapeurs d’alcool. L’obscurité comme fond. La vie des êtres sans fonds.
Le héros du premier chapitre est le caporal Rick Brinklan. Quand une image hante jusqu’à se dissoudre, se perpétue jusqu’à s’arracher. Elle serait le drapeau des États-Unis qui se soulève, s’envole, rattrapé par les branches d’un arbre comme autant de bras décharnés pour le retenir. Le héros du second chapitre est Bill Aschcraft. Des personnages qui ne sont plus des gosses, qui ne sont plus des héros, qui sont peints à l’acide et surtout plus blancs comme neige.
La neige. La poudre. La drogue. Les débris. Les détritus. Les canettes vides et la lumière d’une rivière où le soleil dessoûle. Bill flanche. Et le violet est partout. Les vers. Le vent. Les chants sémantiques auxquels il faut être sensible. Ou vigilant. Pour passer de l’autre côté des mots et de la lecture. Pour comprendre ce qui pousse à graver dans le métal d’une boîte aux lettres le drapeau d’un pays.
Voile, le même voile sur les êtres, les villes, les maisons. Quand Bill Aschcraft revient à New Canaan, ce soir-là, il est bourré. Et pourtant. Les années cisèlent bien plus que les peaux, elles lacèrent les existences. Les dégâts sur les visages sont effroyables à trente ans. Même Kaylyn, jadis si belle, devenue si misérable. Le ventre arrondi par une vie qui devrait faire demi-tour.
La voix-off/la voix-on distille au compte-gouttes le récit. Au ciel le passé, le ciel récurrent comme une table des matières pour se repérer dans ledit récit, pour toutes les étoiles « cramées ou à des milliers de kilomètres de là où elles brillaient jadis ». Les vies cramées. Rick, Bill, Kaylyn, Lisa, Tina, Ben. La distorsion infinie entre eux enfants, adolescents. Des adultes sniffant dans leur chambre d’enfant, bouffés par leurs addictions, gangrénés par leurs perversités. Le cœur vérolé. Or jamais complètement pourris.
C’est noir, c’est sombre, c’est obscène. Apocalyptique, jonché de références. Les images encore.
Troisième chapitre. Stacey Moore. New Canaan concentrique, centripète, ramène à elle les existences consumées. Intriquées. À l’instar des bestioles qui, autour des sources de lumière, grésillent. Méconnaissables. Stacey est le point de convergence. Lisa, Tina, Kaylyn. Un troisième chapitre entre filles. Les garçons autour. Sans qu’aucun ne sache vraiment ce que cela signifie. Ils font. Ils subissent les références. Et celles à venir.
Entre deux femmes qui se désirent.
Le sport, le club, l’image du corps en avancement. Autant de représentations convaincantes et de rivalités, d’enjeux universitaires qui façonnent si solidement les personnages. Aux États-Unis. La corrosion des convictions. Et des dogmes religieux. Quand un territoire entier tremble, minés par ses démons. Ou ses fantômes.
La couleur du violet. Le violet du sang. Quand le bleu et le rouge se mélangent. Le bleu et le rouge d’un drapeau.
Le détail donc, ce petit événement qui devient une des clefs du livre. Comme la pince métallique de ces machines de fêtes foraines, elle descend pour saisir dans ses griffes un cochon violet à défaut d’un éléphant rose. Toujours trop lourd. Et puis non. La clef, c’est le désir. Le point de rupture. Ou le salut. C’est selon. La voix-off/la voix-on est mutique. Et ça fonctionne encore. Car tout est relié, câblé. Chaque scène, chaque personnage, chaque phrase, mot, geste, mouvement. Pour l’explosion finale. Pour explorer toutes les facettes de l’humain. Absolument tous ses désirs.
Absolument tous les sujets qui fondent la société des humains. Et rien n’est épargné. Telle la vapeur qui s’échappe d’une plaque d’égout. Le « brouillard matinal posé sur les champs ». New Canaan traverse les nuages. Et les personnages ont « le regard qui se perd dans le tulle du brouillard ». Telle une corde au bout de laquelle chacun est pendu. Pour n’avoir « jamais eu l’idée de s’user les ongles contre le plafond de son imagination pour se faufiler au-delà ».
Quatrième chapitre. Dan Eaton. Le bien. Le mal. La civilisation qui s’écroulera, ce sont d’abord les aphorismes qui s’effondreront. Les êtres en premier sans que nul ne puisse dire si c’est bien, si c’est mal. Le violet de l’hématome. La couleur du deuil sur la soutane des prêtres. La guerre comme un jeu vidéo. Des allusions qui échapperont peut-être, que d’autres apprécieront, la voix off/la voix on n’a rien omis. Des corps qui fument. Des cendres et des humeurs dans les corps. Le désenchantement des adolescents. Le travail. La maison. L’espérance pour les ados, oui ils y croyaient eux. À l’amour, à la planète. Au sport. À la nation, à la guerre. Être la plus belle, être le plus fort. Trop tard. Shootés par les images. Les muscles recouverts de graisse. Les adultes que sont leurs parents sont absents, floutés, si embués par leurs propres exigences qu’ils en sont transparents. À peine mémorisables.
Avant-dernier chapitre. Tina Ross. Certains passages où la voix off/la voix on joue avec la compréhension du lecteur. En déroute. Faire demi-tour, relire, voir la tactique et la trouver subtile à l’instar des grands écrivains américains dont chaque geste d’écriture est codé, pensé, précis, appris. Parfois même prévisible. Ils savent néanmoins tenir la main de leur lecteur et jamais ne la lâchent.
Dernier chapitre. Lisa Han. La fin. Le début. Le vent qui soulève un drapeau, l’arrache du sol. Éparpillant les feuilles des journaux, les prospectus, la publicité et tous ces déchets fatigués. Quand le vent ressemble à s’y méprendre au cri d’un loup. Les êtres aussi insaisissables qu’un souffle. L’amour aussi immatériel que la vapeur dans l’atmosphère.
C’est puissant, cru, c’est sordide.
Parce qu’ici le récit fait le corps et la société, l’écoute et le mot, la lecture et l’écriture. L’auteur a mis la barre haute pour un premier roman, ses tripes sur l’ouvrage assurément et son ambition, bravo ! la traduction est remarquable, bravo ! Et cette fois-ci, ne pas omettre de lire les remerciements comme un ultime indice…
Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard
Né en 1983, Stephen Markley, originaire de l’Ohio, s’impose avec ce premier roman comme un formidable cartographe de l’Amérique contemporaine et de ses fractures, dans la lignée de Jonathan Franzen. Son roman est en cours d’adaptation télévisée.
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